La décennie 80 avec Cusset, Lordon et Halimi – Partie 2/2 : la fin de la politique

Comme promis, voici la deuxième partie de l’analyse de la décennie 80 et de son impact sur le monde qui est le nôtre aujourd’hui, autour de l’excellent bouquin de François Cusset, « La décennie, le grand cauchemar des Années 80», et de la passionnante série d’émissions de « Là-Bas Si J’y Suis » de 2007 [1], au cours desquelles Daniel Mermet avait invité François Cusset, Frédéric Lordon et Serge Halimi pour en discuter.

Pour vous faciliter l’écoute, nous avons réalisé deux montages d’extraits d’environ une heure chacun :

  • la première partie s’était focalisée sur le tournant libéral et financier de la politique économique intervenu en France à partir de 83, et de façon plus générale dans le monde au cours de cette décennie.
  • Cette deuxième partie couvre une variété de sujets qui ont pour fil conducteur le grand processus de dépolitisation qui a traversé cette décennie 80, et dont on subit encore les effets 30 ans plus tard.

La deuxième partie en version vidéo :

En version audio :

On replonge avec délice (ou horreur) dans l’ambiance idéologique du milieu des années 80 avec des phares de la pensée intellectuelle comme Alain Minc et Jacques Attali, qui nous rappelaient déjà à l’époque que la France était en retard et qu’il était temps pour les français de faire les efforts que les autres pays avaient déjà fait. Les intervenants reviennent aussi sur la création de la Fondation Saint Simon en 1982, regroupant intellectuels, politiques et grands dirigeants, et qui se donnait comme objectif de réunir les « raisonnables » de gauche et de droite autour de la seule politique possible, le développement du libre marché. Pour Cusset, ce discours qui va se généraliser ensuite est une très mauvaise nouvelle pour la démocratie, puisque le seul critère pour départager des candidats est désormais l’expertise et la modernité. Il n’y a plus de critères de fond, plus d’affrontement projet contre projet, puisque désormais un seul projet est possible, la libéralisation générale, et l’important est d’élire les plus compétents pour le mettre en œuvre.

C’est très intéressant de le réécouter en 2019, parce que Macron est celui qui a enfin permis, 35 ans plus tard, de réaliser ce projet de la Fondation Saint Simon en constituant ce bloc bourgeois « progressiste » dont l’avènement était retardé par la mise en scène factice d’un pseudo-affrontement gauche-droite.

Dans le même ordre d’idée, Lordon revient sur les épisodes de relance de la construction européenne en 84 à Fontainebleau puis avec l’Acte Unique de 86, qui va contribuer à installer ce dépassement des clivages dans des structures et des traités, en donnant la primauté aux technocrates et aux experts plutôt qu’aux politiques, et en contribuant ainsi aux alternances sans alternatives que l’on a connu depuis le retour de Mitterrand en 88 jusqu’à aujourd’hui.

A travers les exemples de Kouchner au Vietnam, BHL et l’antiracisme ou le 1er Téléthon, on se replonge également dans une époque qui a vu naître une autre forme de contournement du politique, par le caritatif, l’humanitaire ou la morale.

Il est particulièrement intéressant de revenir aussi sur l’année 1989, qui couronne cette décennie en proclamant la fin de l’Histoire et de toute alternative au modèle néolibéral, ce dernier s’imposant définitivement après la chute du Mur de Berlin. En France, on célèbre le bicentenaire de la révolution la même année en rappelant à quelle point celle-ci a été une horreur et un bain de sang, et on prépare la population à accepter son sort une fois pour toutes. Francis Fukuyama viendra couronner le tout par son livre fameux « la Fin de l’Histoire » en 1992.

Pour conclure, les intervenants se demandent quand est-ce que se sont terminées ces années 80 cauchemardesques, et une réponse possible serait de dire qu’on est toujours dedans, la parenthèse néolibérale ne s’est pas refermée, de même que les discours idéologiques qui l’accompagnent. Malgré tout, les premiers signes de retour du politique sont apparus dès 1992 avec la victoire très étriquée du Oui au référendum de Maastricht, malgré une coalition pour le Oui de l’ensemble des élites, des socialistes et de la droite, soutenus par une intense propagande médiatique. On redécouvre à cette occasion qu’il y a un peuple, qu’il ne partage pas forcément l’avis de ses dirigeants, et qu’il y a également des classes sociales, les ouvriers/employés ayant voté majoritairement Non, contrairement aux cadres sup et professions libérales. Pour Lordon, la chute du mur a également ouvert une période d’expérimentation en vraie grandeur de la transition vers le marché des économies post-socialistes, qui va conduire à une infirmation retentissante de la doctrine même du libéralisme, qu’on peut lire à l’aune de l’effondrement spectaculaire de l’espérance de vie en Russie. Le retour du politique et du peuple s’opère aussi avec le conflit social et les grèves de l’hiver 1995.

Deux décennies plus tard, le climat intellectuel  n’est plus du tout le même que dans les années 80, la critique de l’ordre néolibéral est beaucoup moins marginale. En même temps, le néolibéralisme s’est tellement installé dans les structures institutionnelles et économiques, que même sans être hégémonique au plan intellectuel, il parvient à continuer sa course. Pour Lordon, le travail d’imprégnation culturelle de la société par les valeurs du capitalisme, la cupidité et l’individualisme notamment, s’est poursuivi et produit toujours ses effets. La différence principale est qu’à l’époque, on pouvait vanter les charmes du modèle libéral et sa modernité tant qu’il n’avait pas produit ses effets réels. Désormais, on en voit les conséquences en vraie grandeur, et cela a changé le regard du salariat qui en bave tout en voyant prospérer une minorité.

Concernant l’avenir, Lordon estimait en 2007 que cette détérioration continue des conditions d’existence du plus grand nombre constituait une force de rappel qui devrait finir par produire son effet et permettre de renverser ce modèle néolibéral hégémonique, mais pour lui ce ne sera pas à court terme, et l’horizon n’est donc pas très rieur. Pour Cusset, les révolutions ou renversements sont toujours imprévisibles, et les choses peuvent bouger, peut être plus vite qu’on ne le croît, et notamment en France. Il estime en effet que le travail de greffe du modèle néolibéral sur la société française a été mal fait, peut-être parce que, bizarrerie de l’Histoire, il a été mené par la gauche, et du coup il n’a pris qu’à moitié, des barrières de sécurité existent encore, en tout cas beaucoup plus qu’aux Etats Unis par exemple où le travail d’individualisme de la société a été accompli. Halimi rappelle d’ailleurs que dans tous les sondages internationaux réalisés, les français sont ceux qui soutiennent le moins le modèle néolibéral…

Cette émission datant de 2007, il faudrait évidemment compléter ces analyses suite à la crise de 2008 qui a fait vaciller ce modèle mais pas suffisamment, puisqu’on assiste au contraire à des tentatives d’approfondissement dans plusieurs pays, dont la France depuis 2010 et encore plus sous Macron. Sur le sujet, nous vous recommandons l’interview réalisée récemment avec Romaric Godin autour de son dernier livre « La Guerre sociale en France » [2], notamment dans sa partie 2 qui revient sur cette période 2010-2019.

Mais pour finir sur une note d’espoir, espérons que la grande démonstration sociale du 5 décembre que nous venons de vivre en France, et qui fait écho à de nombreuses autres dans le monde, soit le prélude à un vrai renversement de ce modèle néolibéral. L’Histoire se remet en marche, n’en déplaise à Macron.

 


Revoir la première partie de notre montage : La décennie 80 avec Cusset, Lordon et Halimi – Partie 1/2 : le tournant libéral 

[1]  Retrouvez les émissions complètes de Là-bas si j’y suis de 2007 :

[2]  Notre entretien avec Romaric Godin sur son livre « La Guerre sociale en France » :

 

 

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