Pour son premier long métrage de fiction, Reprise en main, Gilles Perret a choisi de filmer une région qu’il connait particulièrement bien, la vallée de l’Arve en Haute-Savoie. L’action se déroule dans une usine de mécanique de précision qui produit notamment des pièces pour de grands constructeurs automobiles. Très vite une scène d’enchères inversées nous plonge dans la réalité économique de ce secteur. Organisée par une grande enseigne automobile, cette procédure met en concurrence les différents sous-traitants afin qu’ils proposent leur meilleur prix, pièce par pièce, pour remporter des marchés. Derrière un écran, les principaux cadres de l’entreprise ont quelques secondes pour réagir. Le prix de départ de la pièce est de 5€. Le responsable de la production prévient, on ne sait pas produire à moins de 3,70€, en-dessous on perd de l’argent. Mais les concurrents continuent à faire baisser le prix, et rapidement on tombe sous le seuil de rentabilité. L’atmosphère est lourde, la tension palpable. Finalement, le patron prend la décision : on fait une offre à 3,45€. Victoire ! Si l’on peut dire… Mais que voulez-vous, c’était ça ou on ne faisait aucun chiffre d’affaires ! Aux opérationnels maintenant de trouver des solutions pour réduire encore les coûts de production. On dégradera la qualité, on augmentera les cadences, on reportera à plus tard les investissements, on mettra la pression sur les fournisseurs, on délocalisera.
Cette procédure d’achat est l’aboutissement de décennies d’optimisation dans la recherche de profit. Il aura fallu d’abord sous-traiter la production pour se débarrasser d’une main d’œuvre ouvrière trop revendicative, trop protégée par des conventions collectives, trop présente sous nos yeux, trop humaine. Puis on aura mis en concurrence les sous-traitants pour accentuer la pression. Et enfin on n’aura conservé que le prix comme unique critère de sélection, on aura ainsi invisibilisé derrière cette abstraction l’intégralité des conditions de production. Et, cerise sur le gâteau, le mécanisme d’enchères inversées permet de mettre toute la responsabilité des prix bas et de leurs conséquences sur les sous-traitants eux-mêmes qui sont libres de proposer le prix qu’ils veulent. Voilà, tout est plus confortable maintenant. Plus d’ouvriers pénibles, même plus besoin de passer des heures en négociation avec des sous-traitants qui pleurnichent sur leur sort, toute la violence a disparu derrière un chiffre sur un écran. Le capitalisme dans sa plus grande pureté.
Mais ce n’est pas tout, sans doute y avait-il encore de l’argent à siphonner puisque l’entreprise s’est retrouvée objet de spéculation, sous la coupe d’investisseurs lointains et avides de profit. C’est alors qu’intervient un petit groupe de salariés bien décidés à ne plus se laisser faire. Pas question qu’un fonds vautour s’empare de l’usine pour licencier à tours de bras. Voici donc ce petit groupe parti pour jouer le jeu du capitalisme, monter un fonds d’investissement et proposer une offre concurrente de rachat de l’entreprise par LBO1Leveraged By-Out, voir cet article sur le sujet : https://infiltres.fr/2018/04/22/le-lbo-quand-la-valeur-sen-va/. Après de nombreuses péripéties, ils finissent par gagner et reprendre la direction de l’entreprise. Évidemment, une de leurs premières actions est d’investir dans de nouvelles machines pour améliorer le quotidien des ouvriers, ce que la précédente direction leur a toujours refusé. Bon rythme, du suspens, de l’humour, on passe un bon moment. Et le film a le mérite d’expliquer rapidement le fonctionnement des LBO, ces mécanismes qui permettent d’acheter une entreprise grâce à beaucoup de dette (dette qui sera payée par l’entreprise elle-même) afin de maximiser les profits à la revente. Comme beaucoup de comédies, le scénario n’est pas très crédible mais ce n’est pas très grave, il faut reconnaître qu’il est assez enthousiasmant de voir ces “amateurs” réussir leur coup. Et les scènes avec les financiers sont assez croustillantes, et plus vraies que nature.
Bref, ils ont gagné, ils ont repris le contrôle. Le film se termine sur le début d’une nouvelle séance d’enchères inversées et un traveling sur la mine réjouie de la nouvelle équipe de direction qui a repris en main l’entreprise et donc, doit-on comprendre, son destin. Générique de fin. Mais c’est là que ça ne va pas. Cette image de fin est pour moi celle du commencement. Je voudrais voir les images suivantes, celles du prix des enchères qui continue irrémédiablement à tomber sous le coût de production. La sueur qui commence à perler sur le front de nos nouveaux dirigeants qui doivent décider de ne rien vendre ou de baisser encore leur prix. Je voudrais voir si eux aussi vont choisir de baisser le prix pour assurer des revenus et ne pas mourir. Je voudrais voir comment ils s’arrangeraient alors avec les conséquences de cette décision, comment ils s’y prendraient pour être compétitifs avec leurs machines toutes neuves. Puis, je voudrais voir comment ils généreraient suffisamment de cash pour payer les dividendes nécessaires au remboursement de l’immense dette qui a permis de racheter l’entreprise. Car pas question de ne pas rembourser cette dette : dans un LBO, les dirigeants sont toujours très bien encadrés, et ils sautent au moindre faux pas. Je voudrais donc voir comment ces nouveaux patrons composeraient avec cet infini système de contraintes qui les surplombe. Finalement, je voudrais voir s’ils deviendraient des patrons comme les autres, cherchant à réduire les coûts pour survivre, supprimant des emplois pour sauver ce qui peut l’être, appelant ça un plan de sauvegarde de l’emploi pour pouvoir se regarder dans la glace.
Car ce qu’ignore le film, ce sont les structures qui conditionnent les comportements. Pourtant Gilles Perret sait tout ça, il avait parfaitement décortiqué le poids des structures dans le documentaire Ma mondialisation en 2006. Est-ce le passage à la fiction qui a conduit à abandonner toute analyse systémique ? Est-ce la volonté de faire un feel good movie qui a mené à ce choix ? Quoi qu’il en soit, on ne peut pas en rester à un conflit entre de gentils ouvriers et de méchants financiers. Un bon LBO est une chimère. Un LBO restera toujours une saloperie conçue pour extraire un maximum de valeur pour les actionnaires au détriment de l’entreprise, mécaniquement, presque sans intervention humaine. Envisager le conflit sous l’angle de la morale entre des salauds qui veulent se faire du pognon et des gentils qui veulent sauvegarder les emplois est une grande faiblesse. Et la politique ne doit pas faire dans la morale. Comme disait l’ami Begaudeau dans Notre joie, “la politique ignore la catégorie de salopards”.
Reprenons donc dans l’ordre. Non ce n’est pas une question de volonté : jamais les structures de la finance n’auraient laissé ces ouvriers monter un fonds d’investissement et prendre le contrôle de la société. Tout est verrouillé, il faut les codes pour en être. Et quand bien même : non, il ne suffit pas d’être un gentil patron pour que ça se passe bien. Soit on se plie aux règles du jeu, soit on dégage, c’est écrit dans les règles.
Finalement, je crois que ce film est assez représentatif du problème auquel est confronté la gauche aujourd’hui. Elle s’intéresse beaucoup trop à la morale et pas assez aux structures. J’en ai marre d’entendre ces qualificatifs qui ne sont en fait que des jugements moraux : indécence des riches, profiteurs de crises, actionnaires qui se gavent. Et ces slogans qui laissent bien tranquilles les structures : taxer les actionnaires, partager les richesses.
La gauche ne cesse de valider les structures qu’elle prétend dénoncer. Quand on se bat pour taxer les actionnaires et redistribuer les profits, on accepte finalement que les profits se forment au profit des détenteurs des moyens de production. On propose même d’adosser le budget des services publics à ces profits, ils ont donc intérêt à ne pas disparaître ! Et puis c’est vrai que les actionnaires sont méchants mais il faut faire avec, ils sont nécessaires à l’investissement, croit-on. Tout comme les ultra-riches dont on veut partager la fortune, validant ainsi les sous-entendus de droite : il faut qu’il y ait des riches pour le bien-être de tous (variante du fameux ruissellement).
Il semble que nous soyons victime d’une sorte de syndrôme de Stockholm. Nous avons fini par intégrer le discours de nos maîtres. Les structures qui conditionnent nos existences nous semblent naturelles. Et, inconsciemment, nos revendications finissent par renforcer notre asservissement.
Les révolutionnaires de 1789 n’ont pas réclamé un meilleur partage des privilèges, ils les ont abolis. Il ne s’agit pas de prendre le contrôle d’un LBO pour diriger l’entreprise avec humanité et bienveillance, il s’agit d’interdire ces montages néfastes. Il ne s’agit pas de réclamer des actionnaires raisonnables ou de les taxer, il s’agit de réaliser que nous n’avons pas besoin d’eux. Il s’agit de se redire que nous sommes les seuls créateurs de valeur et que nous pouvons par exemple cotiser la valeur créée dans des fonds et décider démocratiquement de leur allocation plutôt que de remettre notre destin dans les mains de ceux qui nous dépossèdent. Bref, il s’agit de lire Bernard Friot, Frédéric Lordon et d’autres qui ont encore une colonne vertébrale et de les prendre au sérieux pour dire que le capitalisme n’est pas indépassable. Il en va même maintenant de la préservation d’une planète habitable d’en finir avec sa logique. Il est grand temps de se reprendre en main, vraiment.
Une réponse
L’économie de l’eau est le modèle à suivre, voilà des millions d’années que l’eau est redistribuée sur la planète, et il y a toujours le même volume d’eau, et elle est toujours redistribuée d’une manière aléatoire mais équitable.
Si l’eau était gérée par la finance, 1% des humains en posséderait 80%, et les états serait obligés d’en fabriquer pour pallier aux problèmes urgents.
https://lejustenecessaire.wordpress.com/2022/04/06/le-neoliberalisme-detruit-lecologie-pour-leconomie/
Tant que l’argent et le capital seront rémunérés, le monde sera exploité pour créer l’argent de cette rémunération, les politiques le savent mais ne changeront rien…
Depuis le début, le capitalisme intransigeant pousse à toutes les révolutions. Il faudra un jour partager ou se faire la guerre…