Il faudra bien penser à prendre la pandémie pour ce qu’elle est, un désastre sanitaire et humain, mais également pour ce qu’elle pourrait être, la destruction de nombreux acquis sociaux et la mise en place de ce qui hier était impensable.
Il y avait en effet de quoi être optimiste dernièrement quant aux preuves de combativité pour le bien commun, malgré tout. Malgré tout, les signes de solidarité avaient fleuri ça et là avant l’épidémie. Le mouvement des gilets jaunes, historique, la grève contre la contre-réforme des retraites avec le poids des mouvements féministes, historique également, avaient ramené sur le devant la scène la vision d’un possible basculement, et nous avaient rappelé que les progrès ne s’arrachent qu’après de longues et coûteuses luttes collectives. L’espoir était maigre mais les gens étaient dehors, malgré l’impact sur les salaires, le froid, la violence policière. Malgré tout.
L’épidémie et la situation d’urgence sanitaire qui l’accompagnent sont l’occasion rêvée pour le gouvernement de s’assurer de la démolition de cet entrain collectif et des récents espoirs de progrès sociaux. Il s’agirait alors d’une double peine, après avoir enduré les mois de chômages partiels, parfois la perte d’un proche, on pourrait voir un recul historique des droits.
La situation est connue, et décrite avec une rigueur académique magistrale dans l’œuvre de Naomi Klein, La Stratégie du Choc (2007) [1]. Chacune des mesures néolibérales instaurée depuis les années 1980 n’a pu être mise en place que grâce à la force et la surprise qui accompagnent les crises. La même constatation est d’ailleurs énoncée, en termes plus généraux, par un des idéologues principaux du néolibéralisme, Milton Friedman, dans son ouvrage Capitalisme et Liberté : « Seule une crise – réelle ou perçue – produit un réel changement. Lorsque la crise survient, les actions entreprises dépendent des idées qui traînent. C’est, je crois, notre fonction de base: développer des alternatives aux politiques existantes, les maintenir en vie et disponibles jusqu’à ce que l’impossible politiquement devienne politiquement inévitable. »
C’est ainsi que l’état d’urgence mis en place suite aux attentats de novembre 2015 a d’abord été présenté comme provisoire avant d’être passé dans la loi. L’acceptation de la perte de libertés individuelles, sans que cela ait soulevé de manifestations, ne s’explique que par l’état de choc dans le lequel se trouvait le pays. Pire, ces mesures ont surtout servi à contrôler les critiques du gouvernement sur son action pour le climat, en pleine COP21. Impensable quelques mois avant.
Les décisions prises aujourd’hui sont certes justifiées par un état de crise. Et il est clair que des mesures d’urgences sont nécessaires. Mais n’oublions pas que toutes ces décisions relèvent aussi d’un choix politique. Évoquer le fait de revenir sur les congés payés, donner des aides indistinctement aux grandes enseignes sans contrepartie aucune, sans “en même temps” évoquer la remise en place de l’ISF, l’arrêt de la flat tax etc… n’est pas exigé par cette épidémie de coronavirus, c’est de l’idéologie.
On voit déjà se profiler le pendant de ces régressions dans la crise sanitaire actuelle. Elles sont de deux types : les régressions des libertés individuelles, à nouveau, et les régressions sur le code du travail, déjà fortement malmené.
- Les libertés individuelles : La Chine a profité de l’épidémie pour pousser encore plus loin ses méthodes de contrôles de populations. En Europe, en France, les libertés viennent d’être très fortement réduites. La surveillance par drone, que l’on a été scandalisés de voir utilisée en Chine, est étudiée en France aujourd’hui. Partout les moyens de contrôles se renforcent. On familiarise les populations aux contrôles (attestations, accès aux données de portables, etc…). Ce qui était hier impensable devient aujourd’hui inévitable, toujours pour la sécurité de tous. Le sort qui demain sera réservé aux populations de migrants, réfugiés, sans domiciles, sous couvert de protection contre des virus, ne peut qu’être à peine imaginé.
- Flexibilité du travail : déjà nous pouvons voir émerger en France le discours visant à préparer un nouveau code du travail: suppression des congés payés, abolition des 35h, retour à la semaine de 60h. Des mesures pour le moment provisoires aujourd’hui, qui seront définitives demain comme l’état d’urgence [2]. L’économie sera, indéniablement, dévastée par cette épidémie. Les PME, les indépendants, les précaires, seront ceux qui non seulement auront été les premières victimes mais dont le statut sera le plus promu. Combien de CDD, de temps partiels, de licenciements vont être enregistrés? Les prochaines mesures d’urgences “provisoires” viseront donc à assurer les profits, avec toujours la même logique selon laquelle plus de flexibilités entraîne plus d’embauches.
Dans ces temps de crises, moins nombreux sont ceux au gouvernement qui prônent que soient rétablis les moyens de redistributions. On pourrait évoquer la mise en place, comme après la seconde guerre mondiale d’un impôt de solidarité sur le capital. Serait-il indécent de demander des comptes aux grandes entreprises qui font de l’évasion fiscale au lieu de les glorifier lorsqu’elles produisent des masques ? Cette même évasion fiscale qui aurait justement servi à financer la système de santé publique. Impensable?
À nous donc de faire nôtre le stratégie du choc ou la doctrine des « idées qui traînent » de Friedman. Car rien n’interdit les avancées sociales de s’en emparer : La crise de 1929 a ouvert les portes au New Deal aux États Unis, au Front Populaire en France et en Espagne (Frente Popular). Ainsi l’Union Européenne a annoncé une suspension des règles budgétaires, celles-là même qui avaient broyé la Grèce il n’y a pas si longtemps. Impensable.
À nous donc de fournir les idées. Les urnes ne sont qu’une des formes de l’expression démocratique. Celle-ci doit être défendue chaque jour, dans la rue, au travail, chez soi, toujours.
[1] Pour ceux avec un peu de temps dans leur confinement, voici la version film du livre
[2] qui faut-il le rappeler, a été créé en 1955 au début des révoltes de la guerre d’Algérie, puis réutilisé en 2005 lors des émeutes des banlieues
Une réponse
(1) Pour ceux qui ont peu de temps dans leur confinement et qui parlent anglais couramment …(!)