Cela fait si longtemps que je bute sur les racines. J’ai beau lire des analyses historiques, sociologiques, économiques, psychologiques, ça m’échappe. Je ne comprends pas comment nous en sommes arrivés là. Il me manque l’affect déclencheur. Les classes, l’oligarchie, la domination, la compétition, le matérialisme, la consommation… Tout cela, je le constate et ne le conteste pas. Mais le lien me manque, entre une trajectoire structurelle exponentielle se gavant de la Terre et un vécu individuel qui se rétrécit. L’homme étant à l’origine de la première tout en subissant le second, je me retrouve sidéré devant le gouffre entre les deux.
Si la trajectoire exponentielle est facile à appréhender au travers du réchauffement climatique ou de la croissance du PIB pour ne citer qu’eux, le rétrécissement individuel mérite précision. Mais même cela, que je ressens profondément, je peine à le formuler. Je dirais simplement que l’homme ne contrôle rien, ne maîtrise plus rien. Tout échappe à tout. Le point de fuite, à partir duquel cet écartèlement entre notre action propre et la digression de l’histoire collective s’est produit, je n’arrive pas à le saisir. J’aurais pourtant tant besoin de cette réconciliation.
Mais il va falloir faire sans.
Guy Debord est pour moi imbitable intellectuellement, ce qui fait que je n’ai lu que quelques pages de La Société du Spectacle. Pourtant je le comprends dans mes tripes. C’est peut-être ça, d’ailleurs, comprendre vraiment. Et ce matin, je repense à sa toute première observation, et notamment cette phrase: “Tout ce qui est directement vécu s’est éloigné dans une représentation.” Cette observation reste un constat, et je n’ai toujours pas les armes pour circonscrire ce qui s’est passé pour en arriver là. Mais nous avons en effet créé un monde parallèle, un tableau, un spectacle, un récit, une fantasmagorie, auquel nous nous sommes accrochés pendant des décennies. C’est notre monstre à nous, qui fait prisonnier aussi bien le capitaliste néolibéral en quête de profit, que le dominé qui aspire à l’ascension, oui qui au contraire a abandonné, broyé. Ce monstre a tout gommé, y compris notre propre conscience, celle qui nous positionne dans le monde.
Nous pouvons penser que la trajectoire folle que nous suivons a atteint ses limites. Cela ne préfigure pas forcément la fin, même si c’est terminé, mais tout de même. On en sent les prémisses, depuis quelques années, dans l’outrecuidance du Spectacle, qui pour croître se nourrit désormais de ce qui nous reste de plus constitutif en tant qu’êtres: l’intime et le symbole. Le symbole, c’est par exemple l’attachement millionnaire à une flèche millénaire, pour qu’une trace subsiste de ce que nous avons été. L’intime, c’est le naufrage du Spectacle qui trouve refuge dans le scandale, construit, de la bite à machin ou de la chatte à machine. Quand le scandale politique est criant d’atrocité depuis si longtemps, on rit ou on moraline sur une queue de déchéance. La déchéance marquée par le vol de ce que nous sommes, à savoir en vie.
Ce matin, je regarde mes enfants jouer dans le jardin (c’est la partie mielleuse du texte, désolé) et je flippe ma race (là c’est vrai). Parce qu’un virus met la réalité à nue et lui rend sa dureté: les cadres, dont je suis, sont enfermés dans une maison avec jardin, les esclaves modernes font tourner les entrepôts logistiques, ce sont les femmes et les régimes spéciaux (ces profiteurs!) qui sont au front, le système de santé exsangue nous rappelle que nous ne sommes pas immortels. Nous ne sommes rien, réduits à applaudir des soignants qu’on n’a jamais vraiment soutenus, plus dans un souci de communion avec l’autre, pour s’épauler mutuellement, qu’autre chose. Je trouve ce geste presque déplacé, mais je le comprends. On n’est rien, tout seul.
Va falloir sauter. Dans le Rivage des Syrtes, Julien Gracq a cette phrase, que je sors du contexte mais je m’en fiche: “Un moment où on s’accroche encore, et un moment où on saute, en entraînant le troupeau de moutons à la mer.” J’ai l’impression qu’on va sauter, si ce n’est déjà fait, et qu’on va se noyer. On va tout perdre. Mais j’ai presque envie de dire: tant mieux. Depuis le temps que je souhaite ralentir, que je souhaite qu’on ralentisse tous. Chacun y va aujourd’hui de son plaidoyer pour la vie, la résistance, ou pour lancer la révolution et inventer le jour d’après. Je ne sais pas si je manque d’ambition, mais je n’ai que celle de ralentir. Et “en même temps”, pour paraphraser un être qui m’échappe et nourrit ma peur et ma révolte, je trouve que c’est une ambition accessible, autour de laquelle on pourrait vivre.
2 réponses
Je vais soulager votre esprit au sujet de « Le point de fuite, à partir duquel cet écartèlement entre notre action propre et la digression de l’histoire collective s’est produit, je n’arrive pas à le saisir » . Il n’y a pas eu un seul point de fuite dans l’histoire mais une répétition d’un même point de fuite pour différentes populations humaines à différentes époques ( de la préhistoire et de l’histoire contemporaine). Le dernier point de fuite parfaitement documenté par l’anthropologie médicale de langue française , danoise et anglaise date des années 1900-1930. C’est la dégénerescence accélérée des peuplades eskimos, lorsqu’on leur a fait cadeau de nos habitudes, pardon, de nos addictions alimentaires. On a vu apparaitre ( il existe des tas d’ouvrages sur le sujet ) les premières caries dentaires , les premiers rhumes ( eh oui ils ne connaissaient pas les allergies…. ) les maladies vasculaires puis articulaires puis peu de temps après diabète, maladies cardio vasculaires, alcoolisme, délinquance, drogue ( je pense que j’ai respecté l’ordre chronologique) . Nos amis du grand nord ont vécu en « très accéléré » (en un demi siècle ), ce que nos ancêtres du moyen orient ont mis 8 000 ans de préhistoire plus 2000 ans d’histoire moderne pour faire le même chemin. Et qui s’est terminé par la récurrence de guerres de plus en plus fréquentes entre foyers de civilisations néolithiques ( récurrence de plus en plus fréquente documentée par la paléotraumatologie osseuse). Conclusion : c’est quand il s’est imaginé ne plus pouvoir vivre sans son shoot quotidien de céréales que l’homme a commencé à sérieusement déconner…
Les humains sont pris dans une bulle technologique qui les isole et qu’on appelle réseau sociaux, et ils vivent beaucoup en virtuel. Le covid-19 en a remis beaucoup dans le réel, mais il ne faut pas laisser le virtuel reprendre le contrôle du monde où l’internet répond à tous nos besoins. L’internet, le portable, le masque, la distance de sécurité, tout concourt à nous rendre individualiste. Le miracle pour sortir de cela serait un crash de tout le système de communication, et nous obligeant physiquement d’être proche les uns des autres. Les mouvements du XIX éme siècle ont existé parce que les gens sentaient physiquement leur colère.
https://lejustenecessaire.wordpress.com/2020/04/08/le-covid-19-plus-fort-que-greta/