Nous terminons notre série d’entretien avec Romaric Godin en ouvrant la discussion sur les modèles alternatifs au capitalisme néolibéral qui commencent à émerger et poser la question de la place du marché et du travail dans la société. C’est notamment le cas de la Modern Monetary Theroy (MMT) dont Romaric Godin nous expose les principes de base.
Relire la 1ère partie – Brève histoire du paradigme néolibéral
Relire la 2ème partie – Actualité française et critique du capitalisme
Les Infiltrés : On aimerait aborder le sujet des alternatives justement, que tu évoques dans un très bon article de Mediapart (« Quel socialisme au XXIème siècle ») et un peu dans ton livre au travers de la Modern Monetary Theory (MMT).
Romaric Godin : C’est toujours compliqué pour moi d’évoquer les alternatives parce que je ne veux pas rentrer dans le jeu politique. Mais il y a des vraies pistes.
Si on réfléchit aux crises du capitalisme on s’aperçoit que ce sont des crises extrêmement longues et souvent, le prix du sauvetage est exorbitant. On dit souvent que le capitalisme survit et résiste à tout. Mais à quel prix ? Si tu regardes les crises du XIXème d’un capitalisme très national, il a survécu par la colonisation de l’Afrique et de l’Asie, par l’écrasement des révoltes ouvrières, de la Commune par exemple. Ce modèle a atteint ses limites avec la Première Guerre Mondiale, qui marque un changement de paradigme qui dure en réalité 20 ans. 20 ans de chaos économique jusqu’à la fin de la Seconde Guerre Mondiale (hors la courte période d’accalmie et de croissance par la dette de 1925-1929 qui n’est pas sans faire penser à la période 2014-2017). Pendant cette période, on a des politiques économiques qui partent dans tous les sens : on mène les anciennes politiques, ça ne marche pas ; on essaie des nouvelles, ça marche plus ou moins, on tâtonne. L’État social, l’État-providence est construit essentiellement après la Guerre. 20 ans de guerre plus une crise pour en arriver à un renouvellement du capitalisme.
Le néolibéralisme triomphe à partir du début des années 90 quand le bloc de l’Est se fracture ; mais il a commencé à s’appliquer dès le début des années 1970. 20 ans de tâtonnement là encore.
Aujourd’hui, la crise a commencé en 2007-2008. Cette période transitoire peut donc bien durer encore 10 ans. On est donc grossièrement à mi-chemin et il n’est pas totalement absurde de penser qu’on n’a pas encore la solution alternative clé en main. Je crois que cette alternative va se construire, car on va se retrouver face à des impasses, notamment parce que les politiques dominantes ne répondent plus, comme je l’ai dit, aux besoins du monde. L’urgence écologique devient vraiment préoccupante. On l’a oublié, mais le capitalisme néolibéral a été sauvé par la relance chinoise en 2008, en 2013, et encore en 2015. Aujourd’hui, les Chinois relancent encore un peu, mais se heurtent à des contraintes physiques, car il faut savoir qu’ils produisent tous les deux ans l’équivalent en ciment de ce que les États-Unis ont produit pendant un siècle. Et le ciment est l’une des productions les plus polluantes du monde.
Donc cette fois-ci, le coût de la survie du capitalisme néolibéral, en définitive, c’est juste la destruction de la planète. Faut-il passer à une nouvelle forme de capitalisme ou l’abolir, je ne sais pas. Ce dont je suis certain, c’est que le capitalisme dans sa forme actuelle ne répond pas aux enjeux. Il faut rappeler qu’on a une urgence écologique, vitale pour l’espèce. Que peut-on faire pour contrer ce phénomène ? Pour le contrer, on a notamment besoin d’investissements publics massifs. Or, le secteur privé utilise ses capitaux ailleurs – dans la finance, en bourse, pour investir dans des usines au Vietnam, que sais-je ? Ce qui est sûr c’est que ces investissements-là ne nous intéressent pas et n’intéressent guère l’avenir de l’humanité et ses urgences actuelles.
LI : Mais y-a-t-il vraiment des investissements aujourd’hui ?
RG : Oui, il y a énormément d’investissements privés en France : on a un taux d’investissement supérieur à l’Allemagne et il ne cesse d’augmenter. Et on sait ce que c’est : de l’investissement financier c’est-à-dire du rachat d’actions, et de la fusion et acquisition. Mais il y a peu d’investissements dans la structure productive. La preuve est qu’il n’y a pas de gain de parts de marché car on ne monte pas en gamme. Et surtout on n’investit pas sur les enjeux de transition écologique sauf peut-être pour des investissements marketing ou de compensation.
On a donc besoin d’investissements publics massifs tournés sur les besoins de la société. Cela ne peut se faire qu’à une condition : qu’on passe par un financement monétaire. Sinon ça ne marche pas car il faudrait alors faire un système d’imposition, par exemple une taxe carbone qui toucherait les plus pauvres. On peut bien sûr faire un système de redistribution financé par des taxes sur les plus riches mais au niveau français, même en rétablissant l’Impôt sur la fortune par exemple on serait loin des enjeux. En France, les besoins sont, fourchette haute, de 80 milliards d’euros par an, là où l’ISF c’est 5 à 6 milliards.
C’est pour cela que la MMT m’intéresse car la MMT a un programme simple : un Etat qui a sa monnaie ne doit jamais pouvoir dire « je manque d’argent » pour un investissement utile. Utile ! L’enjeu est là. Effectivement si on recommence l’expérience bureaucratique soviétique ou si on construit des infrastructures au milieu de nulle part qui ne servent à rien, on passe à côté de l’enjeu.
Supposons par exemple que notre ambition soit de renouveler l’intégralité des passoires thermiques, donc quasiment tous les bâtiments de France en 10 ans. On aurait le financement public pour le faire : c’est l’Etat qui paie. L’Etat injecte donc de l’ordre de 250 milliards d’euros dans l’économie et répond à des besoins essentiels. Des emplois sont créés qui développent des savoirs faire dans un marché pionnier. En parallèle la recherche publique est impliquée pour développer les solutions et les bonnes réponses. La recherche est donc orientée à nouveau vers des besoins essentiels. Suite à cette création monétaire il peut se produire de l’inflation. Mais cette inflation serait alors due à un surplus de dépense privée, et donc c’est la dépense privée qui va s’ajuster. C’est là qu’on voit que personne n’a compris la MMT à gauche : à droite ils ont compris et sont vent debout contre ça !
LI : Attends, je ne comprends pas bien ce que tu dis. Comment est-ce que la dépense privée pourrait s’ajuster pour limiter l’inflation, si en parallèle l’État continue d’injecter des milliards dans l’économie ?
RG : Imaginons un État qui cherche à réaliser par la dépense publique ce Green New Deal. Il va créer de la monnaie et de l’activité. Cette activité peut, et c’est l’argument qui est avancé contre la création monétaire, créer de l’inflation voire de l’hyperinflation et engendrer des situations comme le Vénézuéla ou le nazisme. Deux réponses à cela.
Première réponse, l’inflation est souvent importée, parce que tu n’as pas les matières premières, le savoir-faire ou les produits dont tu as besoin. Tu peux très bien décider de développer et favoriser uniquement les productions locales. Tu peux très bien décider que l’État va construire lui-même ce qui est nécessaire dans le cadre d’une planification écologique. Cette planification peut se faire sur plusieurs années et permet de réduire la demande de produits étrangers et donc de réduire l’inflation importée. Enfin, l’enjeu c’est l’écologie, donc une consommation réduite de matières premières et c’est aussi là un enjeu fondamental : mettre en place un outil productif sobre.
Deuxième élément, l’inflation se crée aussi par le fait que cet argent passe par le secteur privé et augmente les prix via l’augmentation des salaires et de la demande du secteur privé. Mais la MMT conserve pour le secteur privé une politique monétaire extrêmement orthodoxe. C’est-à-dire que s’il y a une surchauffe de l’économie dans le secteur privé, l’État relève les taux d’emprunt. Et donc le secteur privé s’ajuste, la demande et les importations baissent. La création monétaire n’est donc plus inflationniste puisqu’un équilibre est conservé avec l’activité du secteur. L’objection pourrait donc se faire dans ce sens : relever les taux pour le secteur privé le mettrait en crise et créerait du chômage. Dans le cadre de la MMT la réponse est la garantie de l’emploi. L’État garantit un emploi à tous ceux qui le veulent. Évidemment dans le cadre des besoins définis par l’État, qui justement se trouve en train de développer un secteur économique très fort que le secteur privé n’est pas capable de prendre en charge ! L’État offre un salaire relativement élevé aux plus fragiles conformément à cette garantie de l’emploi. L’économie est ajustée par la pression sur la demande privée. C’est donc en même temps le premier pas d’une réflexion autour de la société de consommation et de la notion de croissance. Comme le souligne Ramzig Keucheyan dans son dernier livre, Les Besoins Artificiels, rien de sérieux sur le plan écologique ne se fera sans redéfinition des besoins. Pour cela, une meilleure répartition des richesses et une réflexion sur le mode de production sont incontournables.
La MMT n’est certes pas une théorie socialiste au sens historique. Sa vision du secteur privé reste très orthodoxe. Mais elle reprend certains éléments fondamentaux du socialisme : il faut définir les contours d’un secteur public, que j’appellerais plutôt commun, qui s’occupe de gérer les biens communs et l’environnement par la création monétaire. Une frontière nette est tracée entre le privé et le public. Ce qui est intéressant dans la MMT c’est qu’on peut réfléchir à la place du marché dans la société et à la place du travail.
Tout l’enjeu est que cette création monétaire ne soit pas utilisée pour faire n’importe quoi. Il faut définir l’usage des fonds qui sont libérés. On peut alors reparler démocratie, faire prendre les décisions au niveau de la base, selon les bons échelons. Ce n’est pas une planification centralisée mais plutôt une planification diffuse. Grâce aux nouvelles technologies informatiques, la planification est beaucoup plus facile qu’avant, (voir article de Cédric Durand et Razmig Keucheyan dans Marx actuel – Planifier à l’âge des algorithmes) tu peux faire des modélisations. Et d’ailleurs le secteur privé planifie. Quand Apple fait son plan à 5 ans c’est de la planification. Eux ont le droit mais l’État et les citoyens n’auraient pas le droit de le faire parce que ce serait du socialisme ? La société a aussi des besoins et doit utiliser ces outils pour satisfaire ces besoins. Il ne faut pas promettre n’importe quoi ni que tout va être facile, parce que les moments de transition ne sont jamais faciles. Mais je pense qu’il y a un levier qui permet de proposer vraiment quelque chose d’autre.
Relire la 1ère partie – Brève histoire du paradigme néolibéral
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2 réponses
Un modèle d’intelligence journalistique, merci pour votre travail et votre pédagogie.
Comme prochain article je vous suggère une vulgarisation à propos de la création monétaire, l’inflation, le taux de change, le PIB/PNB et la comptabilité en T. Je n’y connais presque rien mais j’ai la vague impression que tout ceci est plus ou moins lié et articulé de manière à nous prendre en otage (les banques commerciales crée la monnaie à partir des crédits et financent uniquement ce qu’elles considèrent comme valable, excluant toute activité qui ne rentre pas dans le PIB/PNB ; l’état ne peut pas créer sa monnaie car même si on sait maîtriser l’inflation la valeur de cette monnaie s’effondrerait par rapport aux autres pays car ceux qui décident des taux de change (qui ?) sanctionneraient cette initiative ; la comptabilité en T nous imposent des règles empiriques qui nous empêchent de « sortir du cadre »).
c’est sympa tout ça, mais ça ne concerne que les territoires qui ont été assez malins pour conserver leur souveraineté monétaire. En France, l’État ne crée plus de monnaie.