Dans un article récent [1], Barbara Stiegler nous rappelle opportunément que « le nouveau libéralisme transforme nécessairement la démocratie élective en un régime autoritaire ». Autoritaire et brutal doit on encore ajouter, particulièrement au lendemain de ce 1er mai. Mais ce n’est pas là, selon elle, ce qui fait encore la nouveauté du néo-libéralisme — ce qui le distingue par exemple de l’ultra-libéralisme. Au travers de son injonction propre « il faut s’adapter » qui exige qu’il doive maintenir le cap — quoi qu’il puisse donc en coûter pour les libertés publiques — le néo-libéralisme vise à instaurer, nous dit Barbara Stiegler, les conditions d’une « compétition juste » de manière à ce que « tous puissent, avec un maximum d’égalité des chances, participer à la grande compétition pour l’accès aux ressources et aux biens ».
C’est ce cap néo-libéral qui a été fortement rappelé, dans le désert de ses annonces, par le Président de la République lors de sa conférence de presse. Après avoir affirmé que selon lui « la meilleure réponse au sentiment d’injustice n’est pas d’augmenter les impôts mais de les baisser », il a poursuivi par cette déclaration : « Les vraies inégalités ne sont pas fiscales. Elles sont liées à l’origine, au destin, à la naissance. Il faut agir dès la petite enfance ». Au-delà de l’invocation d’une « mystique de la petite enfance », comme la nomme malicieusement l’historien de l’éducation Claude Lelièvre, cette déclaration atteste en effet de la parfaite compatibilité du néo-libéralisme avec l’idéal méritocratique de justice sociale. Dans la compétition généralisée que le néo-libéralisme entend instaurer pour notre survie, la hiérarchie sociale entre les gagnants et les perdants sera justifiée si la compétition est juste, si dès le plus jeune âge chacun se trouve être à égalité sur la ligne de départ.
La notion de mérite est cette sorte de fiction morale dont usent les sociétés démocratiques pour justifier ou légitimer une hiérarchie dans un ordre social qui prétend l’exclure au nom de l’égalité. Le seul principe de sélection juste dans une société qui pose en principe l’égalité en droits de tous les hommes ne semble en effet pouvoir reposer que sur leur capacité de faire par eux-mêmes (c’est-à-dire librement) quelque chose d’eux-mêmes. On en déduit en général comme corollaire un principe de responsabilité que Macron traduit, sans que l’on sache trop pourquoi, de manière réflexive dans la fameuse formule « se responsabiliser », comme s’il pouvait y avoir d’autre responsabilité que celle que l’on a décidé d’assumer. Mais à vrai dire que sait-on du mérite ? Qui peut en juger et selon quels critères ? Comment peut-on prétendre juger du mérite d’un individu seul si tout individu est un être socialisé ? Pourquoi faudrait-il mieux rétribuer un individu selon son mérite plutôt que selon ses besoins ? Autant de questions qui, le plus souvent, ne reçoivent pas de réponses ou alors des plus inconsistantes ainsi qu’on le constate à chaque fois que l’on entend instaurer un avancement ou une rémunération au mérite. L’idéologie méritocratique manifeste ainsi qu’elle n’est qu’une idéologie, en elle-même ni vraie ni fausse, puisqu’elle ne vaut que par son utilité sociale.
Il faut alors se rendre à cette évidence que, comme nous le montre par exemple Louis Dumont, pendant des siècles des sociétés traditionnelles très hiérarchisées n’ont jamais eu le moindre besoin d’un quelconque mérite individuel pour justifier leur organisation. On peut aussi songer à ce beau texte de Pascal qui s’exclamait : « Que l’on a bien fait de distinguer les hommes par l’extérieur, plutôt que par les qualités intérieures ! » [2]. Par exemple le droit d’aînesse qui est en lui-même « ridicule et injuste », mais qui devient raisonnable parce qu’incontestable dès lors qu’il s’agit de régler une société, cet « hôpital de fou “comme dit encore Pascal dans une formule directement inspirée de Montaigne. Le mérite n’est pas un principe de sélection et de hiérarchisation mieux fondé ou plus légitime. Ce n’est pas de prétendues justifications rationnelles qui le rendront plus incontestable, si l’on suit toujours Pascal. On devrait même, au contraire, se demander si un principe de sélection n’est pas d’autant plus incontestable ou du moins d’autant plus acceptable et juste qu’il peut paraître complètement contingent et arbitraire. Quoi de plus incontestable qu’un tirage au sort ou, si l’on songe à la naissance et à l’hérédité, la loterie de la nature ? La démocratie athénienne fonctionnait elle-même par le tirage au sort et plus tard chez Montesquieu on trouve encore cette idée que la démocratie est inséparable de cette sorte de hasard. N’est-ce pas d’ailleurs parce que l’élection se présente comme étant déjà une procédure aristocratique au profit d’une ‘oligarchie’ que s’exprime de nos jours encore tant de méfiance à l’égard de la démocratie représentative ?
Le ‘mérite’ n’est donc pas un critère de sélection et de hiérarchisation plus nécessaire, plus juste, plus incontestable qu’un autre. Il n’y a aucune raison de le prendre plus au sérieux qu’un tirage au sort ou qu’une loterie génétique. Par contre du fait de ses présupposés moraux et en quelque sorte métaphysiques, il porte en lui une charge de culpabilisation qui se paie en coûts psychiques et sociaux d’autant plus lourds qu’il ne fonctionne efficacement qu’alimenté par le mythe de l’égalité des chances. ‘Si tu as raté, si tu es un raté, un perdant, tu ne peux t’en prendre qu’à toi-même, puisqu’au départ tu avais les mêmes chances de réussite que les autres’. Telle est sans doute l’origine du ‘rien’ macronien.
Alors, bien sûr, personne n’est jamais à vrai dire absolument convaincu par cette idéologie méritocratique qui exige que l’on puisse s’assurer d’une ‘égalité des chances’ qui fait toujours défaut. Bourdieu est passé par là. Si l’hérédité ou la naissance étaient des faits bien assurés, le mérite, lui, n’est jamais qu’un idéal. Mais ce n’est visiblement pas si grave puisqu’il peut au moins fonctionner au titre d’idéal régulateur autorisant la mise en place d’une société essentiellement concurrentielle ou compétitive. C’est même là sa fonction essentielle. D’où, par conséquent, la nécessité de bien ajuster la critique. Militer pour une authentique égalité des chances, une vraie compétition non faussée, etc. ce n’est nullement remettre en cause cet impératif de compétition, cette logique de concurrence généralisée entre les individus qui est justement le cap visé par le néo-libéralisme.
On objectera sans doute que si la compétition est juste, si en somme on parvient à faire en sorte, selon un idéal républicain, que tous soient à peu près à égalité sur la ligne de départ, alors il n’y a rien à lui opposer sauf à rêver à une société strictement et tristement égalitaire. Nous pouvons cependant apporter une double réponse. Nous devons en premier lieu constater que plus le succès semble être mérité plus il paraît autoriser à être odieux et à justifier des inégalités considérables. C’est le constat très factuel auquel nous a conduits très rapidement la politique menée par Emmanuel Macron. Notons au passage que le problème ne réside pas tant ou pas d’abord dans l’excès de prestige et de privilèges qui vient combler les gagnants (car après tout… penseront certains) que dans l’excès de blâme et de mépris qui accable les vaincus et nourrit leur ressentiment comme nous le voyons depuis 6 mois. En second lieu, nous devons bien admettre que ce monde ultra concurrentiel repose sur le mirage d’une mobilité sociale accrue qui n’a pas d’autres fonctions que de maintenir et même d’accroître les inégalités. On veut bien aider un ouvrier à échapper à son sort, mais certainement pas améliorer la condition ouvrière. L’accroissement des inégalités pourrait même être contrarié, selon la logique néo-libérale, par une reproduction sociale trop stricte.
Ne nous laissons pas prendre par l’idéal méritocratique que cherche à nous vendre un régime qui poursuit, de la manière la plus autoritaire et brutale, son cap politique néo-libéral. Ses valeurs ne peuvent pas être les nôtres et si nous n’avons pas nécessairement à refuser la compétition ou la lutte ou encore le conflit, c’est alors au sens que Nietzsche, dans l’un de ses tout premiers textes, célébrait la joute (l’agon) chez les anciens Grecs : « le but de l’éducation dans la joute était le bien-être de tous, de la cité en général » [3].
Pascal Levoyer, à retrouver sur son blog Mediapart.
[1] voir aussi cette émission en accès libre sur le site d’arrêt sur images : https://www.arretsurimages.net/emissions/arret-sur-images/macronisme-et-neo-liberalisme-il-faut-sadapter-daccord-mais-a-quoi
[2] Pascal, Pensées, B319
[3] Nietzsche, La joute chez Homère, Gallimard.
Une réponse
Un texte de Dubet proposé en complément de cette analyse, privilégiant l’égalité des places (la recherche d’un rapprochement des conditions de vie des différentes catégories sociales, de l’ouvrier au cadre) à l’égalité des chances (la plus grande facilité à passer d’un statut social à un plus huppé quelles que soient les origines sociales)
https://blogs.mediapart.fr/edition/enfant-aujourdhui-citoyen-demain/article/190310/egalite-des-places-egalite-des-chances-