« Le plus grand danger n’est pas que la gauche ne puisse pas gagner, mais qu’elle ne soit pas encore prête à gagner » Christine Berry
Au cours de cette dernière année de confinement intermittent de notre société, un grand nombre de tribunes se sont succédées pour appeler à un monde d’après plus juste et plus écologique. Le panel de mesures proposées, que l’on pourrait résumer en « 50 nuances de Green New Deal », s’inspire de propositions d’économistes hétérodoxes, de programmes de partis de gauche ou écologistes, ou encore de scénarios plus techniques de transition énergétique : retour d’un Etat fort et stratège ; volonté de décarboner l’ensemble de l’économie, de relocaliser une partie de notre industrie ; réappropriation de la monnaie comme bien commun, retour en grâce de la planification, réduction du temps de travail, garantie d’emploi, revenu universel, transformation écologique de l’agriculture, fiscalité plus progressive ou lutte contre l’évasion fiscale, annulation de la dette, renégociation des traités, la liste est encore longue.
Ces propositions qui serviront probablement de socle programmatique à certaines candidatures en 2022 sont intéressantes et nous en soutenons une bonne partie. Cependant, à un an des élections, au moment d’entrer dans cette période de pré-campagne où toute discussion de fond va être balayée par des commentaires de sondages ou des considérations de stratégie électorale, nous souhaitions mettre en avant deux points rarement présents dans ces différents textes mais qui nous paraissent fondamentaux pour être à la hauteur des ambitions exprimées.
La période que nous vivons, entre urgence écologique et montée d’une colère populaire, impose tout d’abord d’abandonner les vieilles recettes social-démocrates qui ont échoué, les tentatives de compromis et de régulation. Si les premières annonces de Joe Biden aux Etats-Unis vont dans le bon sens et ont le mérite de bousculer le paradigme néolibéral hégémonique depuis 40 ans, il est à craindre que ni l’ambition ni les mesures concrètes ne soient à la hauteur des enjeux. Car il ne s’agit plus seulement de bricoler un peu plus de justice fiscale par ici, de relance verte par là, il s’agit de proposer une analyse systémique et de reconnaître que ce qui est en crise aujourd’hui est le capitalisme comme mode de production et d’organisation de la société. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois qu’il est en crise et cela ne signifie absolument pas qu’il soit sur le point de disparaître. Tous les moyens sont d’ailleurs mobilisés par la classe dominante pour tenter d’adapter et maintenir l’ordre en place : promesses de croissance verte et de capitalisme à mission d’un côté, restriction de libertés et recherche de boucs-émissaires de l’autre.
Il nous semble donc indispensable de mettre en cohérence ces mesures autour d’une vision long terme de rupture radicale avec un système capitaliste dont la dynamique intrinsèque de croissance et d’accumulation privée continuera de générer dans un même élan inégalités et crises écologiques. Cette perspective ne devrait pas effrayer les forces de gauche puisqu’il semble au contraire que jamais la population française n’a été aussi prête à entendre un tel discours, et peut-être encore plus maintenant qu’il y a un an. Un sondage Ipsos réalisé pour l’Humanité en décembre 2020 nous apprenait par exemple que 58% des sondés considéraient que le système capitaliste est responsable du dérèglement climatique ou encore que 75% pensaient que les travailleurs devraient pouvoir décider des choix de leur entreprise. Ces sentiments sont particulièrement présents dans une jeunesse sensibilisée aux enjeux climatiques et en quête d’autonomie dans ses activités. Par ailleurs, selon un article du Monde du 3 février, 40% des salariés disent que la crise de la covid19 leur a fait prendre conscience que leur emploi n’a aucun sens ! N’est-il pas temps de mettre les propositions politiques au niveau de ces attentes profondes ?
Pour retrouver du sens au travail et répondre aux besoins de l’humanité dans des conditions compatibles avec notre environnement, il est nécessaire de ne plus soumettre la production à l’objectif premier de rentabilité du capital qui impose une croissance perpétuelle et insoutenable. Il nous faudra pour cela reprendre démocratiquement le pouvoir sur l’économie afin de collectivement décider de ce que nous voulons abandonner, conserver ou transformer dans nos modes de vie sans être soumis au chantage permanent à la rentabilité et à l’emploi. Ces modifications profondes de nos sociétés devront s’accompagner d’un bouleversement des mentalités et ne pourront évidemment pas se faire du jour au lendemain. Des années et des décennies seront sans doute nécessaires, il est donc plus qu’urgent de s’y atteler et en particulier d’approfondir la réflexion sur la stratégie de mise en œuvre concrète d’un tel programme de transformation de la société.
C’est le deuxième point sur lequel nous voulions insister : la nécessité de se projeter au-delà d’une (aujourd’hui très hypothétique) victoire pour anticiper du mieux possible les difficultés qui suivraient, et éviter le cas échéant de susciter de l’espoir pour ensuite renier son programme. Ce serait bien pire pour enterrer toute idée d’alternative que d’échouer de nouveau en 2022, les précédents du tournant de la rigueur de Mitterrand en 1983 ou de Syriza sont là pour le rappeler. D’aucuns diront que les promesses de campagne d’alors n’étaient que du vent, et qu’à l’inverse, il suffira de le vouloir sincèrement pour réussir à imposer un agenda de changement radical. Mais comment le croire une seconde, quand on sait à quel point nous nous sommes privés de leviers d’action et d’instruments de souveraineté politique et économique en quarante ans ? Alors que dans le même temps, nos adversaires se sont renforcés, que leurs capacités de nuisance ont été décuplées et que des pans entiers de politiques économiques ont été inscrits dans des traités ou confiés à des entités technocratiques indépendantes, leur conférant un caractère quasi irréversible, à l’abri des soubresauts démocratiques. Il suffit d’observer le nombre d’années qui se sont écoulées entre le Oui anglais au Brexit, et le moment où il est devenu effectif, pour mesurer l’ampleur de la tâche lorsqu’il s’agira de rompre plus largement avec le système économique capitaliste et l’ensemble des institutions qui l’incarnent. A ces obstacles structurels s’ajouteront en cas de victoire l’opposition farouche d’une grande partie des médias, les menaces et les représailles économiques effectives du patronat, ou encore la non-coopération de Bercy et d’une partie de l’administration. Il est à parier que ce climat violent et incertain, de quasi guerre sociale des anciennes “élites” contre leur propre population coupable d’avoir mal voté, se traduira par des difficultés économiques réelles et un risque de retournement d’une partie du soutien populaire. La tentation sera alors grande de renoncer une fois de plus à mettre en œuvre des transformations radicales et à rentrer dans le rang.
Les analyses de l’essayiste anglaise Christine Berry, conseillère de Jeremy Corbyn et auteure en 2018 du passionnant “People get ready” pourront servir de boussole à cette réflexion stratégique. Elle y rappelait notamment comment Margaret Thatcher avait minutieusement préparé son arrivée au pouvoir, en développant des stratégies quasi-militaires pour imposer un nouveau modèle de société et faire céder leurs principaux adversaires, dont bien sûr les syndicats. Les néolibéraux américains s’étaient préparés de la même façon après la guerre, en se réarmant idéologiquement dans des think tank ou fondations, et lorsqu’une opportunité s’est présentée avec la crise du modèle fordiste dans les années 70, ils étaient prêts pour la saisir. Ce scénario s’est répété ensuite à chaque crise, comme l’a minutieusement décrit Naomie Klein dans “La stratégie du choc”. Il faut bien admettre qu’à l’inverse, en 2008, nous n’étions pas prêts, et qu’à moins de se mobiliser fortement dans l’année qui vient, nous ne le serons sans doute pas non plus en 2022, dans un contexte de crise économique et sociale post-Covid qui s’annonce pourtant brutale.
C’est donc un vrai plan de bataille que Christine Berry suggère d’élaborer, avec pour préalable “une compréhension claire de la nature de la transformation visée, une description précise des forces politiques et des acteurs susceptibles de la soutenir ou de la bloquer, et une analyse des leviers dont nous disposons pour faire pencher la balance”. Cette analyse doit permettre d’identifier les mesures à prendre : certaines dès les premiers jours, et d’autres pour lesquelles il faudra d’abord affaiblir un ennemi trop puissant ou réduire la dépendance de l’Etat avant de porter le coup de grâce. Elle doit permettre aussi de rechercher des alliés potentiels, y compris dans des secteurs a priori peu favorables à nos idées. Des milliers d’entreprises, de sous-traitants de multinationales, de producteurs agricoles pourraient avoir à gagner dans une politique visant une transformation profonde de la finance actionnariale, prévoyant des investissements publics massifs, une relocalisation d’activités industrielles, la revitalisation des territoires ruraux, etc..
Il sera nécessaire aussi “d’identifier des mesures phares” susceptibles de matérialiser rapidement le changement de société visé et de renforcer l’adhésion populaire. La mise en œuvre de telles mesures pourraient permettre d’amorcer un changement et de survivre politiquement pour pousser ensuite plus loin la transformation avec un rapport de force modifié. Les idées ne manquent pas sur le sujet : revalorisation immédiate de certaines professions (soignants, professeurs), plafonnement des écarts de revenus, mise en place d’une planification écologique pour décarboner totalement l’économie française en 10 ans et d’une garantie d’emploi pour les secteurs à reconvertir, création d’une sécurité sociale alimentaire pour accompagner la transition écologique des agriculteurs et l’accès aux plus grand nombre de produits de bonne qualité, ou encore refonte complète du financement de la presse pour lui permettre de retrouver son indépendance des puissances financières et de l’Etat. Gagner du temps pourrait permettre aussi d’être rejoint par d’autres gouvernements pour disposer de plus de poids avant de s’attaquer aux structures européennes ou internationales.
Mais il ne faut pas se leurrer, il sera très difficile d’obtenir ce temps, l’adversité sera très grande dès les premiers jours, comme elle le sera de toute façon dès la campagne électorale en cas de possibilité de victoire. Que faire en effet face aux attaques sur notre dette publique par les marchés financiers ? Comment éviter les fuites de capitaux dans un continent qui a fait de leur liberté de circulation un dogme ? Comment réagir face aux menaces de sanctions prévisibles de la commission européenne en cas de volonté de mettre fin à l’austérité budgétaire ? Quels contre-feux face à une BCE qui menacera de couper les liquidités pour nous faire rentrer dans le rang ? Et si l’on parvient à naviguer entre ces premières attaques pour pousser tant bien que mal des politiques industrielles et agricoles compatibles avec le climat et la biodiversité, que fera t-on de tous les traités de libre échange ou des règles de l’OMC qui s’imposent à nous, des règles de concurrence et de libéralisation des services publics, ou même tout simplement de la nouvelle PAC qui engage notre modèle agricole pour sept ans ?
Face à la tempête, on peut envisager de désobéir, de négocier pour faire bouger les lignes, mais quelle que soit l’approche privilégiée dans un premier temps, et que l’on croit ou non à ses chances de succès, il est indispensable de développer en parallèle un panel de mesures de choc pour reprendre la barre du navire seul si nécessaire. Pour Frédéric Lordon, «ce qu’il s’agit de bien mesurer, c’est le niveau d’hostilité auquel on s’expose, et qu’une fois lancé on ne peut plus s’arrêter. Car il n’existe pas d’option gradualiste.». Il a d’ailleurs contribué avec d’autres en France à faire un certain nombre de propositions pour cette reprise en main, mais elles doivent être approfondies et débattues, au moins dans leurs grands principes, car elles impliquent potentiellement des ruptures fortes avec le cadre actuel : contrôle des capitaux, moratoire sur le paiement de la dette et lancement d’un audit citoyen, nationalisation des banques en cas de crise systémique et de faillite, sortie de l’euro et financement de l’Etat auprès de la Banque de France, emprunts forcés, mise en place de mesures protectionnistes, etc… Les riches débats autour des Plan A ou B qui avaient eu lieu en 2017 au sein de la France Insoumise sur l’Europe peuvent être une source d’inspiration, mais il s’agit d’en étendre la logique à des enjeux bien plus vastes que le seul sujet européen, même s’il est structurant.
Comme le rappelle Christine Berry dans son ouvrage, il faudra également tenir compte de la forte possibilité de non-coopération de l’appareil administratif dans cette tempête. Il ne suffira pas de remplacer quelques directeurs à Bercy ou à la Banque de France, l’idéologie néolibérale y règne en maître à tous les échelons. Les changements envisagés doivent être plus profonds : renouvellement des économistes de référence pour ces institutions pour injecter de nouvelles idées, suppression des modèles macro-économiques orthodoxes utilisés, mandats de réduction de déficit ou de promotion de la croissance remplacés par des objectifs d’amélioration de la qualité de vie, de réduction des inégalités ou de préservation de l’environnement. Il s’agira surtout d’injecter de la démocratie dans ces institutions technocratiques et dans la prise de décision, d’accélérer la décentralisation, de soustraire au contrôle de ces bastions néolibéraux des pans importants de politiques économiques. Razmig Keucheyan en appelle ainsi à l’inventivité institutionnelle pour mettre en place une planification écologique qui soit démocratique et non autoritaire : « Des dispositifs tels que les conférences de consensus, les jurys citoyens, les budgets participatifs ou l’Assemblée citoyenne du futur pourraient contribuer à la délibération sur les besoins. La condition de l’efficacité de tels dispositifs, jamais réalisée à ce jour, est qu’ils influent vraiment sur les choix productifs. Autrement dit, qu’ils donnent lieu à un recul des mécanismes marchands au bénéfice d’une politisation de l’économie. »
Enfin, l’Histoire l’a montré à de multiples reprises, les gouvernements radicaux ne peuvent réussir à imposer leur agenda sans une solide base de soutien populaire. Plutôt que de concentrer l’attention sur l’union des partis ou des candidats, il semble donc plutôt essentiel d’agir maintenant pour élargir et fédérer des mouvements sociaux, écologistes et sociétaux qui constitueront le cœur du soutien populaire de demain.
Le paysage intellectuel de la gauche critique s’est élargi depuis quelques années, avec l’apparition de groupes de réflexion comme Intérêt Général, X-Alternative, Nos services publics, Institut Rousseau, et quelques autres qui contribuent activement à élaborer de nouvelles idées de transformation aux côtés de structures ou intellectuels actifs de plus longue date. Au sein des grandes administrations, d’entreprises publiques et privées, nous sommes par ailleurs nombreux à pouvoir apporter notre expérience de l’intérieur du système à ces structures pour travailler sur les conditions de réalisation de telles mesures, et aider à esquisser les contours du plan de bataille plus global que nous avons évoqué. Il ne pourra s’agir d’un plan détaillé et clé en main, nous avons vu l’ampleur des sujets à traiter et des difficultés à affronter, mais il est clair que son élaboration nécessitera d’assumer un débat de fond sur des sujets majeurs et sources de dissensions dans le passé comme l’Europe par exemple. L’exemple du débat récent qui a agité la gauche critique sur l’annulation de la dette publique est intéressant en ce sens. On peut regretter une certaine violence dans le ton de certains échanges publics, mais pas la virulence du débat sur le fond, car sur ce sujet comme sur d’autres, si de telles dissensions ne sont pas affrontées avec lucidité avant d’arriver au pouvoir, elles nous fragiliseront le jour venu. Et ces débats de fond gagneront à être menés à tous les niveaux, avec l’ensemble des forces militantes, syndicales, associatives, pour se doter d’une vision partagée de la transformation souhaitée, des difficultés à affronter pour la mettre en œuvre et des ruptures à assumer le cas échéant.
Pour paraphraser Eric Hazan qui s’y est essayé dans « Premières mesures révolutionnaires », il ne s’agit plus de spéculer sur l’effondrement du capitalisme et l’imminence ou non de notre arrivée au pouvoir, mais de le prendre comme un point de départ, et de mettre les mains dans le cambouis pour faire en sorte qu’au lendemain de la victoire « la liberté retrouvée s’étende au lieu de régresser fatalement ».
Et si ce travail ne sert pas pour 2022, au vu des perspectives peu favorables à une victoire d’une gauche audacieuse même si rien n’est écrit, il sera de toute façon utile pour une échéance ultérieure, électorale ou inattendue. Et il n’est d’ailleurs pas impossible que le renforcement d’une telle stratégie contribue à crédibiliser les forces de gauche, et à en favoriser la victoire électorale.
2 réponses
Excusez moi mais de quelles forces de gauche parlez vous ? Quelle est ou quelles sont les vraies options valables à gauche à l’heure actuelle ? Comment se débarrasser de notre 2eme Napoléon après Sarko? (à croire que les Français adorent les nabots egocentrés).. Sinon le texte est beau et fort.
Il est particulièrement sain et nécessaire de s’interroger sur ce qu’il y aurait à faire et à affronter si un mouvement désirant transformer profondément la société, les rapports économiques, sociaux et politiques…parvenait à arriver au pouvoir. Mais quel mouvement, quel courant de pensée, représentant quelles classes? La gauche? Quelle gauche? Celle des partis « classiques » qui ont abandonné les classes populaires? Le PC, ayant oublié toute lutte de classes et devenu européiste à la sauce « Europe sociale »? Un PS, passé depuis longtemps avec armes et bagages dans le camp de l’immondialisation capitaliste en soutenant son gendarme qu’est l’UE? La FI qui semblait pouvoir faire renaître un courant transformateur mais qui de zig en zag risque fort de démontrer qu’un mouvement « gazeux » produit également des bases d’action et de pensée trop gazeuses pour définir une vision claire, à commencer par la souveraineté populaire proclamée …mais sans remettre fondamentalement en cause cette UE mortifère pour peuples et nations? On n’en finit pas de payer des décennies de vide …politique, intellectuel, social, philosophique,…vide face auquel j’avais tenté, bien modestement, de réagir en rédigeant quelques textes, pas jeunes, que j’ai fini par mettre sur un blog, assez bien annoncé par son titre: « Immondialisation: peuples en solde! ». Car c’est bien de cela qu’il s’agit: peuples, nations, démocratie, souverainetés doivent disparaître dans la poubelle de l’histoire au nom de la victoire totale de la financiarisation absolue de notre planète.
Méc-créant.
(Blog: « Immondialisation: peuples en solde! »)