Pour toutes les personnes passées par Sciences Po, la déflagration SciencesPorcs éveille nécessairement des souvenirs. Pour certains (certaines surtout), ce sont des traumatismes plus ou moins enfouis ; pour d’autres, la honte de ce qu’ils ont fait – ou n’ont pas fait. Pour beaucoup, ils se limiteront à la réminiscence d’une rumeur, du bruit qui a couru plusieurs semaines autour d’une soirée qui « a fini bizarrement », d’un surnom grivois drôle pour tout le monde sauf pour l’intéressé(e). Et pour tous, un événement en particulier, omniprésent dans les témoignages, revient en mémoire : l’épicentre de la vie festive, le CRIT, tournoi sportif rassemblant tous les IEP1Sciences Po Paris et les Instituts d’Études politiques (IEP) de province. On utilisera indifféremment « Sciences Po » et « IEP » pour désigner tous ces établissements.. On pourrait penser que cet événement est une vague copie (avec quelques dérives) des usages universitaires américains ou britanniques, qui accordent aux tournois sportifs une place inconnue dans le monde académique français. Il serait cependant tout à fait réducteur d’y voir uniquement une volonté d’imitation : il y a bien dans le CRIT quelque chose d’authentique, un condensé de qui fait l’ « esprit de corps » de Sciences Po, esprit qui se forme dès l’entrée dans les Instituts et continue de produire des effets bien après l’obtention du diplôme.
Délinquance versus encanaillement
Qu’est-ce qu’un délit ou un crime ? Le non respect d’un ou plusieurs textes de loi, qui se retrouve sanctionné par l’autorité judiciaire à proportion de sa gravité. On pourrait se contenter de cette définition, correcte juridiquement. Cependant surgit immédiatement un problème de taille : et si la qualification du délit (c’est-à-dire sa reconnaissance en tant que délit) dépendait, non de l’infraction en tant que telle, mais de la nature de celui ou celle qui la commet2et/ou de la victime : rappelons le « troussage de domestique » avancé par Jean-François Kahn au moment où Dominique Strauss-Kahn était arrêté à New-York. ? « Si on peut parler d’une justice de classe ce n’est pas seulement parce que la loi elle-même ou la manière de l’appliquer servent les intérêts d’une classe, c’est que toute la gestion différentielle des illégalismes par l’intermédiaire de la pénalité fait partie de ces mécanismes de domination. Les châtiments légaux sont à replacer dans une stratégie globale des illégalismes »3Michel Foucault, Surveiller et punir.. Les CRIT pourraient servir d’illustration vivante à cette observation de Michel Foucault : certains illégalismes qui s’y produisent semblent ne pas exister pour la justice, même s’ils se produisent bel et bien. Outre le cortège des agressions sexuelles sur lesquelles le voile se lève enfin, on a ainsi pu voir un restaurant universitaire saccagé à Lyon en 2009, du mobilier urbain dégradé à Strasbourg l’année suivante, et l’on peut y entendre des chants nazis. Pour qui a vécu ses années à Sciences Po sous le mandat de Nicolas Sarkozy, avec une « tolérance zéro » répétée à longueur d’ondes à propos de la délinquance, la situation était quelque peu troublante : on vivait un tournant répressif autour de nous, mais notre propre environnement se caractérisait par une véritable permissivité. Ou une « culture de l’anormal », comme le décrit très justement cet article de La Croix.
C’est que l’ordre social sait très bien faire la distinction entre ce qui relève de la délinquance (populaire et réprimée sévèrement) et de l’encanaillement bourgeois – qui lui est excusé et minoré, là où des individus de même âge mais d’une autre situation sociale se trouveraient immédiatement sanctionnés par la société. Insistons sur ce point : aucun milieu social, aucune institution, n’a le monopole de la violence – et à plus forte raison des violences sexistes et sexuelles. Ces violences s’accompagnent généralement, et ce quel que soit le milieu d’appartenance de leurs auteurs, d’un véritable sentiment d’impunité. Cependant, que ce sentiment soit universellement répandu ne signifie pas que la société va effectivement accorder l’impunité à tous les hommes indifféremment : les dérives de certains sont sanctionnées, celles d’autres hommes le seront moins – voire pas du tout. C’est cette sélectivité dans la punition qui nous intéresse ici.
Comment des policiers d’une BAC traiteraient-ils un jeune homme d’un quartier populaire exhibant ses parties génitales ? Quel plus beau cadeau pourrait-on faire à la fanfare des éditorialistes qui annoncent la guerre civile tous les matins que des jeunes entonnant des chants nazis en bas d’une barre d’immeubles de Seine-Saint-Denis ? Il faut ces points de comparaison pour le réaliser pleinement : s’il y a une illégalité inacceptable, il y a aussi une illégalité acceptable. Les délits (voire des crimes) commis par les participants à un événement tel que le CRIT ne font pas l’objet d’une qualification pénale de la part d’un juge, mais le problème se situe bien en amont : ils ne sont perçus comme des actes illégaux ni par ceux qui les commettent, ni par ceux qui en sont les témoins, ni même quelquefois par les victimes. Ainsi, ce qui passerait sans ambiguïté pour une agression sexuelle ou un viol dans d’autres circonstances (et au regard du Code pénal) devient à l’occasion de cet événement « festif » un comportement sans lien avec des textes de loi dont on connaît par ailleurs parfaitement l’existence. L’application des normes juridiques semble comme suspendue à cette occasion : à 18, 19 ans, on apprend ainsi que pourvu de disposer du bon titre de (petite) noblesse, en l’occurrence le concours de Sciences Po, le droit – et accessoirement toutes les règles de civisme élémentaire – peuvent disparaître pendant un moment.
Là est une des originalités de la violence dans les IEP, que l’on pourrait certainement étendre à d’autres lieux de formation des « élites » : le sentiment d’impunité peut compter sur une véritable impunité matérielle, du moins jusqu’à présent. Pour révoltante qu’elle soit, cette observation n’épuise cependant pas le problème, qui revêt une autre dimension sur le long terme.
Initiation à la violence
« N’étant pas hôtesse d’accueil ou livreur Deliveroo, je n’ai pas à subir tes forfaitures, tes arbitrages iniques, ta sauvagerie mouchetée, ta routine oppressive, tes licenciements profitables […]. »4François Bégaudeau, Histoire de ta bêtise, Pluriel, 2020. Le tutoiement qu’utilise François Bégaudeau dans son Histoire de ta bêtise ne s’adresse pas à une personne en particulier, mais vise une classe sociale – la petite bourgeoisie – qui exerce une violence constante, mais plus ou moins policée, à l’égard des classes populaires. Cette violence n’est aucunement adoucie par le déclassement économique que subit cette petite bourgeoisie, cette situation ayant au contraire plutôt tendance à exacerber le complexe de supériorité qu’elle ressent vis-à-vis du reste de la société5On pense ici notamment au concept de « fausse conscience » emprunté à Marx par Emmanuel Todd dans son dernier livre, La lutte des classes en France au XXIème siècle.. En tant que représentants presque archétypaux de la petite bourgeoisie, les étudiants de Sciences Po ne font pas exception à l’usage de cette violence.
À cet égard, il serait naïf de penser que les débordements qui se produisent lors des CRIT ou de soirées ne sont que des dérives ponctuelles ou des éruptions de violence sans lendemain. On proposera au contraire cette hypothèse : l’usage de la violence s’apprend, et l’humiliation des camarades de promotion fait partie de cet apprentissage, même si elle n’en constitue bien évidemment pas le seul facteur. Ce n’est pas un hasard si les établissements réputés comme étant les plus élitaires sont particulièrement exposés à ces « fêtes » où la violence peut vite survenir : La dégradation des personnes et des corps, la déshumanisation que l’on observe à ces occasions ont déjà des points communs avec la domination sociale que nombre de ces étudiants exerceront quelques années plus tard au cours de leur vie professionnelle. Naturellement, cette violence est alors présente à l’état brut, presque primitif, et devra être canalisée pour continuer à s’exercer : la domination professionnelle s’effectue a priori de manière plus feutrée que par des explosions où se mêlent agressions sexuelles et chants nazis, sous peine de graves conséquences6Et encore, on ne sera jamais assez reconnaissants au mouvement « me too » pour avoir démontré à quel point la couche de vernis est fine..
Allons plus loin dans l’évocation de la violence sociale, qui dépasse souvent l’agression elle-même. La dissimulation, le refus de voir, l’amnésie sélective, le mensonge – frontal ou par omission – en sont des conséquences qui participent à l’existence de l’impunité évoquée. « Ce qui se passe au CRIT reste au CRIT » : qui n’a pas entendu cette phrase à Sciences Po ? En jetant un voile de pudeur sur des actes répréhensibles elle est, à sa façon, un apprentissage de la lâcheté, de la veulerie et de la couverture réciproque permise par l’entresoi – l’esprit de corps – qui caractérisent le comportement des classes supérieures. Que l’on songe que cette maxime a été entendue, intériorisée et répétée par de futurs DRH, de futurs magistrats, de futurs commissaires de police ou cadres de l’administration. Quelle trace aura laissé chez ces gens l’idée qu’appartenir à une caste permet de s’affranchir des lois au moins un moment – et qu’ainsi les lois ne sont au fond pas les mêmes pour tous ?
Par ailleurs, au-delà de l’apprentissage de l’exercice de la violence, ces événements forment aussi à en identifier les cibles : en premier lieu, et cela crève les yeux, les femmes – pourtant largement majoritaires à Sciences Po7Des hommes aussi peuvent subir ces comportements, mais les femmes représentent l’écrasante majorité des victimes.. Ce sexisme presque obsessionnel en dit long sur l’hypocrisie dont sont capables de jeunes hommes qui, hors de ces événements, assimilent volontiers les propos sexistes à un habitus populaire qu’ils méprisent. Si l’on y ajoute les dégradations commises à ces occasions, qui visent des infrastructures publiques, on se rend compte à quel point le choix des cibles est loin d’être anodin : sont ainsi victimes de la violence petite-bourgeoise en cours de formation des personnes (et avant tout des femmes), ainsi que des équipements publics. La violence libérale, celle qui privatise et désosse les services publics, précarise (et en premier lieu les femmes) à tour de bras et fait régner la terreur derrière sa langue de bois managériale, a besoin d’exécutants rompus à la violence – et qui connaissent leurs cibles. Force est de constater que l’apprentissage, en la matière, fonctionne parfaitement.
Il serait toutefois très réducteur de faire de ces expériences « festives » la cause unique, ni même peut-être l’une des principales causes, de la violence managériale ou bourgeoise en général. Assurément, la violence sociale a une multitude d’origines comme de moyens de s’exercer, ce que la sociologie s’emploie d’ailleurs à détailler par le menu. Le milieu social d’origine des étudiants, le sexisme, la socialisation professionnelle à la sortie de l’école, l’atmosphère qui règne dans celle-ci, et même le discours des médias dominants, sont autant de causes décisives (parmi d’autres) dans l’apprentissage et l’usage de la violence. Démêler ce qui relève du poids relatif chaque facteur dans la violence sociale globale dépasse évidemment de beaucoup l’ambition de ce texte. Ce qui apparaît peut-être moins habituellement, et que l’on propose ici à la réflexion, est que cette violence emprunte aussi des chemins détournés en infiltrant jusqu’aux moments de détente. Ce qui contribue ainsi à banaliser l’inacceptable, qui apparaît toujours moins intolérable lorsqu’il se présente sous les atours de la fête ou du jeu.
Les IEP, en tant qu’écoles, sont-ils responsables de ces dérives ? En grande partie, non. Certes, on peut regretter une certaine lenteur dans la réaction, en particulier pour les événements arrivant au CRIT ; à cet égard, SciencesPorcs va certainement agir comme un électrochoc bienvenu. Pour le reste, les Instituts n’encouragent pas d’eux-mêmes ce genre de comportements. Étudier à Sciences Po revient avant tout à faire des études de sciences humaines, et donc en principe à être capable d’identifier et de questionner la violence sociale. Cela peut sembler évident, mais il faut le rappeler : on rencontre fort heureusement dans les IEP bien d’autres personnes que des éléments zélés de la petite-bourgeoisie qui perpétueront un système de violence et de domination dont ils seront (ou sont déjà) les bénéficiaires. Car Sciences Po donne aussi, pour qui veut s’en saisir, les armes pour identifier les failles du système dont il forme les futurs rouages. La qualité de l’enseignement, l’engagement des professeurs, et la grande liberté intellectuelle qui y règne y sont pour beaucoup. Sachons mettre en pratique ce savoir, et intégrons la question de la violence dans la vie étudiante dans celle de la violence sociale en général.