Histoire d’un cheminement

La libéralisation de la finance débutée à la fin des années 80 en France a eu des conséquences désastreuses en bout de chaîne avec les délocalisations et suppressions d’emplois dans les années 90-2000. Mais on a assez rarement donné la parole aux cadres qui ont vécu de l’intérieur la croissance du dictat des actionnaires et des objectifs de rentabilité associés. Pourtant, tous n’en sont pas sortis indemnes et se retrouver aux prises avec ces logiques financières et leurs conséquences sociales a ébranlé les certitudes de nombre d’entre eux. Aujourd’hui dans la cinquantaine, avec deux décennies de recul sur cette période, deux d’entre eux nous racontent leur long cheminement personnel et politique. Voici le premier témoignage.

Je suis né en 1966, dans une famille où mon père a profité à plein de l’ascenseur social des années 60, 70, 80. Une chance pour lui, il décroche un job dans une boite qui se monte en 1970 et qui transformera la « réclame » en Marketing et Publicité. Il terminera DAF d’une multi-nationale et montera sa boite après, qu’il revendra très bien.

Petit fils de cheminot et de crémier, j’ai ainsi fait ma scolarité à Paris, établissement privé, Sup et Spé pour intégrer une école d’ingénieur, Service militaire comme Aspirant, j’ai reçu la « Hernu cross » et enchaîné par un MBA aux USA.

Je suis le résultat de cet ascenseur social, j’ai compris que le travail mène à tout et surtout à la réussite. Je suis lancé dans le monde, une tête bien faite mais quasi aucune réflexion politique ou sociale.

Je commence à travailler dans une société américaine au début des années 90 – bosse comme un malade, grimpe les échelons, manager, senior manager, prend un poste en Belgique et vit les premières réorganisations qui laissent sur le carreau beaucoup de monde. Je me souviendrai toujours des larmes de cette jeune femme à qui j’ai annoncé la fermeture de l’agence locale de Cholet. Elle y avait mis son cœur dans cette agence. « Désolé, la décision a été prise au siège à New York ». Première cassure : c’est quoi ce modèle ? C’est quoi cette logique ? On licencie des centaines de personnes et le cours de l’action augmente – pourtant cette entreprise n’est-elle pas moins riche avec moins de gens qui y contribuent ?

J’enchaine dans une autre société américaine, et les même scenarii se répètent : productivité, économie, réduction… Mais j’y crois toujours et j’ai la chance de travailler en France avec d’autres managers humains et quelque part « on » limite la casse des décisions du siège. Mieux on crée une dynamique, « on y croit », les résultats, les succès de la société, ce sont « nos » succès… et puis la société devient cotée à Wall Streets et en 6 mois les choses deviennent brutales : faut faire « le chiffre » tous les 3 mois, sinon faut virer du monde, plus de créativité ; la recette doit être appliquée, pas de discussion.

Je finis pas ne plus y croire, donner ma démission et deviens consultant en stratégie. De cette expérience de consultant, je retiens que le consultant est écouté parce qu’il coûte cher (en 2000, je suis facturé mille euros par jour) mais en fait il n’est que la caisse de résonance de ce que les dirigeants veulent faire. Et les dirigeants, ils veulent du profit – CQFD – le métier de consultant est finalement assez simple.

Après ces grands groupes, je tente l’aventure de la PME française rêvant de revenir à quelque chose de plus humain. Mais je suis confronté à un patron, propriétaire de la société, qui prend ses décisions de manière brutale. Très Intelligent, ses idées sont bonnes, la manière de les mettre en œuvre désastreuses. Mais comme il le dit, c’est lui le propriétaire, c’est son argent… Sauf que lui, il a d’autres sources de revenus (immobilier entre autre) et si la boite coule, cela n’a pas d’importance pour lui. Là encore, je vois des gens pleurer au travail quand on leur annonce une réorganisation, ou la perte de leur travail.

N’étant pas courtisant, je comprends aussi que mon temps de vie dans cette société est limité.

Alors, je reviens dans la seconde société américaine… en me disant qu’il y a des gens bien (il en reste) et que c’est un boulot… Off shoring, délocalisation dans les pays à bas coûts (Pologne, Mexique…), plans sociaux, départs volontaires, les mêmes scenarii, toujours, jusqu’à la nausée. 10% de productivité, tous les ans et après, il y a le « stretch ».

Je récupère des équipes à travers le monde, tombe de ma chaise quand je vois certains salaires. Toujours les mêmes scenarii : ceux qui travaillent, ceux qui ne l’ouvrent pas, gagnent moins, les femmes aussi ; et pourtant, un des principes clamés partout dans cette société, c’est la méritocratie. Et le nouveau CEO a touché cinq millions de dollar de bonus à son arrivée… pour compenser la perte de son bonus de son précédent job qu’il a quitté avant la fin de l’année. Bel exemple de méritocratie, mais le pire est que cela ne choque personne dans la société.

N’oublions pas les banques et les actionnaires qui eux aussi empochent les millions, tous les ans. Car en toute légalité, cette société a créé des POC – Principal Operating Company – dans des paradis fiscaux – les profits s’évaporent par-là, et la société ne paye plus (ou quasi) d’impôts dans les pays où elle opère, en toute légalité. En toute légalité… Y a rien à dire, rien à faire.

L’argent va à une toute petite élite, les réductions et serrages de ceinture c’est pour tous les autres.

L’entreprise déploie des efforts importants pour « donner du sens » au travail : une journée par an pour aider des associations, des « groupes d’intérêt » pour les femmes, les LGBT, etc., mais n’est-ce pas pour mieux détourner l’attention de ce qui est le vrai fondement, le vrai moteur de celle-ci ?

Mon père lisait « Minute », une partie de la famille a fricoté avec l’OAS… Mais on ne parlait pas politique, pas vraiment ; enfin si, les adultes à la fin des repas. A vingt ans, j’étais « une valise » sans conscience politique, ni sociale.

Tout de même, il y avait une fêlure en moi : mon premier bulletin de vote fut pour Arlette parce que nous votions dans un petit village, que je savais que ce serait le seul bulletin pour elle.

Pendant mon MBA, je lisais de manière visible « Le talon de fer » de J London.

C’est ma femme qui m’a ouvert les yeux et c’est avec elle que j’ai compris les enjeux.

Elevé dans un milieu de droite, bénéficiaire de l’ascenseur social à plein ; aujourd’hui, je lis Siné Mensuel, je roule le plus possible en vélo, je bénéficie des avantages de ma position, ma femme et moi assurons à nos enfants le package complet – vacances, école privée, cadre de vie. Si je continue c’est pour ne pas rompre ces équilibres, mais je suis conscient que cela ne peut pas, ne doit pas continuer ainsi. Il faut changer le modèle, arrêter ce libéralisme qui détruit la société, pollue le monde et va laisser un monde invivable à nos enfants.

2 réponses

  1. elcapitan dit :

    Merci pour ce témoignage.
    Le dernier paragraphe m’interpelle – je m’y reconnais complètement: je sais que je perpétue le modèle avec le « package complet » dont bénéficient mes enfants… et pourtant je suis aussi convaincu qu’il ne faut pas que ça continue ainsi.
    Je profite de quelques moments privilégiés avec eux pour leur faire prendre conscience de l’injustice dont ils sont les bénéficiaires, leur explique le bien fondé des mouvements de grève récents – en espérant que ça les ouvre plus à la politique que l’éducation que j’ai moi-même reçue.
    En tant que parent, que peut-on faire pour éduquer nos enfants tout en ne leur imposant pas une stigmatisation sociale qui pourrait leur nuire plus tard (au moins en attendant un grand basculement qui peut-être ne viendra jamais) ?

    • Flying PE dit :

      On peut leur parler, leur expliquer le monde, leur ouvrir les yeux, leur donner à voir d’autres manières de faire, de penser …. et leur laisser faire leurs choix !
      Autour de nous, des jeunes adultes diplômés qui font « autre chose » sont assez nombreux. Parfois au désespoir de leur parents – ingénieur qui est pion dans un lycée, pour être proche des jeunes; psychoprate qui anime une ludothèque …. ils sont en train, à leur manière, de changer de modèle, de faire bouger des lignes. Combien d’ado, jeunes adultes autour de nous se mettent à ne plus manger de viande, du jour au lendemain pour des raisons écologiques (pas nutritionnelles ou même de souffrance animale): ne plus manger de viande pour faire changer le modèle agricole …
      Combien dans ces ages, 18 ans et plus, ne passe pas le permis de conduire…
      Aidons les à faire des choix différents, à prendre des risques pour un monde différent.
      Si en plus, de part nos positions installées dans ce monde, on peut aider ….les aider, participer donner une impulsion – alors peut-être aurons nous fait « le job » de parents et de passeurs vers un monde différent.
      Haut les coeurs

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