Profession : évadée

Nous publions le témoignage d’une infiltrée cherchant depuis toujours à échapper au système, navigant entre nécessité matérielle et envie de fuite, d’évasion en évasion…

Je suis d’origine provinciale, fille de « petits fonctionnaires au travail », comme disait Bourdieu, catégorie C, gauchos, qui m’ont transmis le goût de l’école. Au cours des pérégrinations qui vont suivre, je n’ai jamais oublié mes origines. Comme j’y étais plutôt douée (à l’école) ils, enfin surtout ma mère, m’ont poussée à faire de grandes études comme on dit. C’était médecine ou Maths sup selon elle. Premier conflit je voulais Sciences Po ou théâtre. Qui ne menaient à rien selon elle toujours. J’ai donc péniblement négocié une prépa HEC, car elle offrait un bon équilibre des matières scientifiques et littéraires avec même de la philosophie. Je ne pensais pas à après la prépa je n’avais aucune idée de ce qu’état une École de Commerce ni de ce à quoi elle menait. La suite de mon parcours ne fut que tentatives d’évasion.

La prépa dans un grand lycée (public) tout d’abord et son bizutage et ses chansons paillardes dont celle au refrain qui disait « ami oui j’ai la tête haute quand j’ai mon fric auprès de moi. De temps en temps je le pelote et je lui dis tu es à moi. ». J’ai boycotté le bizutage et ne me suis jamais vraiment intégrée. Je n’ai pas chanté, j’avais envie de vomir sans avoir bu avec eux. Ensuite j’ai très mal supporté la compétition qu’on nous infligeait, la cruauté même. A maintes reprises j’ai voulu tout arrêter, changer de voie, toute la famille unie a fait pression, je n’ai pas eu le courage de dire non. Le 1er trimestre fut un choc, j’étais en compétition, donc, avec des élèves issus de familles aisées qui avaient fait leurs études secondaires déjà dans ce grand lycée et la moitié du programme de prépa en terminale et quelques séjours linguistiques à l’étranger. J’étais larguée. Et me prenais des taules à répétition comme on dit. Mais contre toute attente en redoublant j’ai décroché une grande école : l’Ecole Sup de Co Paris. Que je visais car elle était à côté des fameux cours de théâtre les cours Simon auxquels je désirais m’inscrire. Mais voilà : la scolarité à l’ESCP coûtait 100 000 Francs je crois à l’époque. Me voici donc endettée à 20 ans après avoir contracté un prêt étudiant de ladite somme et… boursière. Nous devions peut-être être 5 ou 6 boursiers cette année-là. Je me souviens du discours de bienvenue de la directrice qui nous accueillit en nous précisant que nous étions « l’élite de la nation », aux côtés des élèves des quelques autres grandes écoles. Là, à l’ESCP le choc des cultures fut encore plus grand qu’en prépa. Je me fis très peu d’amis cela va sans dire. 5 ou 6 encore. Je passe sur cette scolarité sans aucun intérêt si ce n’est de découvrir les coulisses du capitalisme et de la finance. Je décidais de m’en détourner en troisième année pour choisir la spécialisation qui comptait une dizaine d’étudiants : management public. Pour moi à cette époque, les cabinets de conseils et la banque d’affaires prisés des autres élèves étaient suspects. Aujourd’hui je pense qu’on y a du sang sur les mains, ruinant les vies de tant d’employés que l’on met au chômage, favorisant l’évasion fiscale… et j’en passe. « C’est de l’enfer des pauvres que naît le paradis des riches », comme disait Victor Hugo. Enfin en management public j’étais presque à ma place, parmi les marginaux qui n’avaient pas réussi à s’intégrer à la grande école de Commerce. Je rendis un mémoire dans lequel je démontais Crozier dans les règles pour son ouvrage État modeste-État moderne, puis celui de fin d’année sur le revenu universel. Il n’y avait alors qu’un seul livre de référence traitant du sujet. J’appris lors de cette année que la dérégulation des années Thatcher avait été catastrophique. Que, concernant les chemins de fer, le privé n’avait pas souhaité investir à perte dans l’entretien des réseaux et dans la desserte de petites gares. S’ensuivirent des accidents à la chaîne et des fermetures et des territoires enclavés. J’y appris que la seule motivation du privé était le bénéfice court terme, le profit, incompatible avec le service de l’intérêt général, avec le service public qui n’a pas vocation à être immédiatement financièrement rentable. Je fis mon stage de fin d’études au conservatoire national supérieur d’art dramatique, espérant y entrer par la grande porte. Déception : j’avais dépassé l’âge limite pour le concours et… il fallait rembourser le prêt étudiant de toutes façons. J’eus la chance d’être recrutée dans un grand groupe de presse via un programme hauts potentiels de son actionnaire. Là, je me destinais à une reconversion rapide : je désirais ardemment devenir journaliste ce qui me fut permis par un rare patron humaniste. J’eus mes années dorées. Puis tout se compliqua avec les changements d’actionnaires et les « plans de sauvegarde de l’emploi ». Mort de rire jaune quand même cette expression « plan de sauvegarde de l’emploi » pour vague de licenciement. Perversion du langage, destruction du langage, novlangue… qui ne peut conduire qu’à la sidération et à la dislocation du tissu social. Je découvrirai plus tard que tel était le langage du néolibéralisme. Aujourd’hui, Frédéric Lordon, que j’ai découvert en participant à Nuit Debout, montre très bien comment notre Gouvernement est passé maître en la matière. Bref. Reprenons le fil : changement d’actionnaire, Dassault… je ne me sentis à nouveau plus à ma place. Je pris ma clause de cession et parti faire du théâtre. La parenthèse dura 3 ans. Rattrapée par la réalité matérielle je dus revenir dans le monde de l’entreprise. Impossible de retrouver un poste de journaliste. Je connus le chômage de longue durée. Bac +5 grande école le marché me fit payer ma sortie de route. Non les CV atypiques n’étaient pas valorisés. J’appris durant les années chômage qu’on ne devait pas dire qu’on cherchait un emploi, ne pas être en demande mais travestir la vérité encore une fois prétendre être « en transition », se renseigner sur les pratiques en vigueur et apporter des solutions à nos interlocuteurs aux cours de rencontres informelles. J’appris que l’envoi de CV ne payait pas, que Pôle emploi ne pouvait rien pour moi et que je devais « activer mes réseaux ». Voilà voilà. Je finis par décrocher un emploi en agence de communication. J’y découvris les cadences infernales pour un salaire horaire de misère, l’esclavage des temps modernes, l’exploitation de l’homme par l’homme. Le tout au nom de la maximisation des marges et du sacro-saint profit. A cette époque et grâce à une collègue, je découvris le magnifique documentaire de Keny Arkana : Un autre monde possible. J’y vis les ravages des « programmes d’ajustements » du FMI. Encore une fois, épuisée, je décidais de fuir. Au bout de deux ans, essorée par le rythme de dingue, je passais un concours administratif : l’IRA qui fabrique des cadres A. Pour le sens du service public, la tradition familiale, et pour ne plus jamais avoir à chercher du travail, pour un cadre que je pensais plus humain aussi. Que je croyais. Puisqu’aujourd’hui, je suis fonctionnaire, aux premières loges de la destruction des services publics et du statut de fonctionnaire. Après 5 ans presque intéressants, je découvris les bullshit jobs et le bore out. Autres avatars du néolibéralisme. Je passe. Heureusement il y eut la parenthèse Nuit Debout. Très vite je m’intéressai à cette possible renaissance de la démocratie, à cette réappropriation de l’espace public. Je devins pigiste à Gazette Debout. Contre la loi travail et son monde comme disait Lordon. J’y découvris le collectif Les Jours Heureux, qui après avoir vu des documentaires de Gilles Perret, voulait restaurer, défendre l’héritage du CNR de toute part attaqué. J’y rencontrai Patrick Viveret, éminent philosophe alter-mondialiste. Enfin une stimulation intellectuelle, enfin un sentiment d’utilité. Vinrent la répression du mouvement, les violences policières, la démocratie 49.3. Oxymore.

Aujourd’hui voilà que je me retrouve au service d’un gouvernement avec qui je suis opposée en tout point. Dont j’avais senti dès les élections qu’il était mandaté pour détruire notre modèle social. Et je suis donc, je l’espère, au seuil d’une future nième évasion. Encore qu’une chasseuse de têtes hors normes m’a dit récemment que j’étais « un messager, là pour faire basculer le système de l’intérieur ». Heureusement voici que je découvre les infiltrés, qui comme moi soutiennent les grévistes. Affaire à suivre donc…

 

PS : ayant lu tout Chomsky, rien de tout ce qui arrive actuellement ne m’étonne.

PS 2 : Je confesse avec peine que je suis passée par les affres du cas de conscience, me suis rendue malade puis ai finalement choisi de ne pas voter au second tour des dernières élections présidentielles. Je n’ai pas soutenu le front républicain. Quel front républicain ? Je n’ai pas voulu voter avec le pistolet FN sur la tempe. Et pas en mon nom la casse d’un des meilleurs modèles sociaux au monde. Pas en mon nom la destruction de nos services publics. Pas en mon nom le dépeçage de la France vendue aux copains des marchés financiers. Pas en mon nom la guerre de tous contre tous. Et encore je n’avais pas prévu jusqu’où irait la répression. En revanche j’ai fait campagne deux fois pour Julien Bayou. Mon seul espoir d’un nouveau monde, d’une nouvelle façon de faire de la politique. J’ai connu Julien aux débuts de son engagement associatif pour la justice sociale au sein des collectifs sauvons les riches, jeudi noir, génération précaire. Je l’ai suivi chez EELV. Je suis si heureuse qu’il soit élu secrétaire national. Et je lui souhaite bonne chance au milieu des loups qui ne manqueront pas de lui savonner la planche…

3 réponses

  1. Benedetta dit :

    merci pour votre témoignage, ça fait du bien et on se sent moins seuls….

  2. Argand dit :

    Merci pour ce témoignage et de gauchir la notion d’évasion (ou délivrance)!

  3. ROBMOUT dit :

    MERCI, je me reconnais tellement là-dedans…ça fait plaisir, cette initiative est excellente ! Vous êtes géniale, et restez fidèle à vos convictions, je pense aussi que le monde a besoin de messager comme vous, même si c’est super difficile d’être différente et intelligente

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