Samedi 21 septembre 2019, la marche pour le climat a réuni plus de 150 000 personnes partout en France. Si les rassemblements se sont déroulés dans le calme dans la plupart des villes, la marche parisienne a été marquée dès son point de départ par une forte répression. Cette situation est inédite à l’échelle mondiale. Alors que des manifestations pour le climat ont été organisées dans 156 pays ces derniers jours, comment expliquer que la France soit le seul pays à réprimer par la force une marche climat ?
Selon les éléments de langage officiels, largement repris par les principaux médias, cette situation s’explique par la présence de black blocs et gilets jaunes venus parasiter la marche. Comprenez : le gouvernement (adepte de la pensée complexe) sait faire preuve de discernement et séparer le bon grain de l’ivraie. Samedi, les gentils écolos, électeurs de Macron à la présidentielle, même s’ils se sont déportés sur Jadot aux européennes, étaient venus pacifiquement dans la rue déguisés en abeilles pour encourager le gouvernement à continuer sa politique ambitieuse en terme de lutte contre le réchauffement climatique et affirmer leur fierté d’être dirigés par le « champion de la Terre » (oui, c’est grossier, mais c’était ainsi que Brune Poirson et Gabriel Attal avaient expliqué leur présence au sein du cortège climat en mars dernier). Hélas pour ces gentils citoyens (qu’il faudra penser à aller reconquérir avant la prochaine présidentielle), de méchants casseurs, issus des rangs des gilets jaunes, voire pire, des black blocs et de l’ultra gauche, sont venus ruiner la fête, pour le plaisir de casser et d’empêcher le bon déroulé de la marche. Telle est l’histoire manichéenne que l’on veut nous faire entendre.
Néanmoins, la réalité est toute autre, et si la journée du 21 septembre marque un tournant intéressant, c’est bien parce que les militants climatiques ne sont pas rentrés dans cette rhétorique. Dès les premiers affrontements avec la police (donc dès le départ du cortège), les messages ont circulé en interne en appelant à ne pas tomber dans le piège de la division tendu par le gouvernement. Plutôt que dénoncer un parasitage de la manifestation par « un petit nombre d’individus venus pour en découdre », la plupart des associations ont d’emblée dénoncé l’usage immodéré et sans sommation de grenades lacrymogènes qui ont touché l’ensemble du cortège, y compris des familles avec enfants et des personnes âgées. En cela, cette journée de manifestation a représenté un véritable changement par rapport à l’hiver dernier. Essayons de revenir sur les facteurs qui expliquent ce changement.
Pour mémoire, en décembre 2018, au début du mouvement des gilets jaunes, alors que la tension était à son comble du côté des Champs Élysées, une marche pour le climat avait été organisée de manière totalement séparée dans l’est parisien. D’abord très frileux, les militants climat ont petit à petit pris conscience que les gilets jaunes étaient leurs alliés. Au fil des mois, les mouvements ont appris à se connaître. Une fois passée la vague communication officielle sur les dangereux gilets jaunes pollueurs protestant contre la taxe carbone, on a pu voir dans ce mouvement des femmes et des hommes préoccupés par les conséquences de nos choix de société, tant pour leur bien être personnel que pour l’environnement et le futur de leurs enfants, qui appellent à nous interroger et remettre en question nos modes de vie. Le 16 mars, la marche pour le climat appelait déjà à la convergence, sans pour autant que celle-ci soit réellement effective. Chaque cortège de son côté, mais convergence vers le même lieu. C’était une première étape.
En parallèle, la récupération par le gouvernement de la marche du 15 mars a été vécue comme un échec voire une humiliation pour certains militants. En effet, alors que des centaines de milliers de jeunes étaient descendus dans la rue pour protester contre sa politique, des membres du gouvernement sont venus se joindre au cortège pour se prendre en photo et remercier les jeunes de les encourager. S’il s’agissait d’une belle opération de communication pour le gouvernement à ce moment là, cela n’a pas été sans conséquence du côté des associations climatiques : nous sommes des centaines de milliers et tout le monde s’en fout. À côté, les gilets jaunes ne sont que quelques dizaines de milliers mais eux ont réussi à faire vaciller le pays en quelques semaines. Quelque chose ne va pas.
Toujours pendant ces dernier mois, et alors que de plus en plus de militants écologistes se sont formés aux actions de désobéissance civile, ceux-ci ont été confrontés à la répression disproportionnée des forces de l’ordre. On peut par exemple se souvenir des images d’étudiants gazés lors d’un sit-in sur le pont de Sully qui ont fait le tour du monde ou encore la répression judiciaire contre les décrochages de portraits du président. La stratégie médiatique d’ANV COP21 a été de mettre en avant l’absurdité de la réponse au regard de l’action (décrochage d’une photo d’une valeur d’une dizaine d’euros).
Tous ces éléments ont forcé les différentes associations de lutte contre l’inaction climatique à s’interroger. Si la stratégie de massification du mouvement dans un cadre strictement non-violent peut être appliquée en Allemagne (où 1,4 millions de personnes ont défilé ce week-end), une telle stratégie semble vouée à l’échec en France. Depuis plusieurs mois, la doctrine du maintien de l’ordre défendue par Christophe Castaner cherche l’escalade dans la violence pour effrayer et inciter les plus modérés à renoncer à leur liberté de manifester. En témoigne les propos du ministre en décembre qui dénonçait « une volonté de tuer nos forces de l’ordre » et annonçait la mobilisation des blindés de la gendarmerie contre les manifestants. Ces choix sont tout sauf neutres et ont pour but d’inciter les gens à rester chez eux en suscitant de la peur. Les multiples refus de la préfecture d’autoriser les déclarations de manifestation, pour mieux réprimer les cortèges interdits, participent de la même stratégie. De même que la verbalisation systématique pour participation à une manifestation interdite. Enfin, l’action de répression des forces de l’ordre lors du contre-G7 fin août, allant jusqu’à encercler et gazer le camping des militants, a fini de convaincre la plupart des organisations de mouvements écolos qu’en France, étant données les doctrines actuelles de l’exécutif concernant le maintien de l’ordre, il était nécessaire de revoir ses choix stratégiques.
Ainsi, beaucoup d’organisations ont fait le choix de dénoncer l’entrave à manifester et de relayer l’appel à participer à la marche de convergence prévue par Attac et Solidaires samedi matin, malgré son interdiction. De même, après la répression de la marche climat samedi après-midi, les organisations ont fait le choix de pointer du doigt la réponse totalement disproportionnée des forces de police, plutôt qu’un “parasitage” de la manifestation par le black bloc. Inspirés par l’exemple de Hong Kong, le respect de la diversité des tactiques a été préféré au piège de la division, ce qui était encore impensable il y a quelques mois.
Pendant la suite de la manifestation, les cortèges étant totalement mélangés suite aux mouvements de foule, gilets jaunes et militants écologistes ont réellement défilé côte à côte, se sont retrouvés nassés ensemble, se sont fait gazer sans distinction à de multiples reprises. Chacun a pu observer les forces de l’ordre refuser de laisser sortir les familles avec poussette, alors que les nuages de gaz lacrymogènes avançaient sur le cortège. La solidarité s’est organisée pour protéger les personnes les plus fragiles, personnes âgées ou en fauteuils roulants, pendant les mouvements dus aux charges de police. Les uns ont partagé un linge imbibé d’eau pour se protéger des gaz, les autres ont proposé du sérum physiologique pour soulager les yeux (on rappelle que lors des fouilles de police le sérum physiologique est systématiquement confisqué).
Les militants climat, venus dénoncer l’inaction du gouvernement, n’oublieront pas cette journée, ces moments de solidarité forte entre manifestants pour se protéger des forces de l’ordre. Les images de répression de la marche climat font le tour de la planète et interrogent. Quelque chose d’important s’est passé samedi à Paris, une grande partie du mouvement climat a pris acte du fait qu’en France, en l’état actuel des choses, la doctrine de maintien de l’ordre exclut la possibilité d’une massification non-violente du mouvement, ce qui ne sera pas sans conséquence pour les mobilisations futures.