Il y a quelques jours nous rencontrions J., économiste, expert de l’évaluation des traités de libre échange. J. nous apporte un éclairage intéressant sur les modèles utilisés pour étudier l’impact des traités de libre échange en amont de leur ratification, leurs limites, leurs angles morts. Si les conclusions des évaluations préalables sont toujours positives pour l’économie et l’emploi, le bilan réel est beaucoup plus discutable, et en tout cas très inégal en fonction des secteurs d’activités, certaines régions ou industries étant même ravagées par la mondialisation.
Alors quelles marges de manœuvre pour changer de politique et s’opposer aux effets négatifs de la globalisation ? Est-il nécessaire d’adopter une stratégie brutale comme celle initiée par Donald Trump, faut-il dénoncer tout le cadre du commerce international, renégocier les traités ? Pour J., si la renégociation est possible et sans doute souhaitable, il existe aussi des possibilités d’action dans le cadre existant qui mériteraient d’être explorées.
Les infiltrés : Avant d’en venir à ton cœur d’expertise, l’évaluation économique des traités de libre échange, peux-tu nous rappeler comment s’articulent les structures du libre échange entre l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) et les traités bilatéraux qui défraient la chronique ces dernières années ?
J. : Ces deux structures poursuivent le même objectif premier qui est de réduire les barrières au commerce international. A l’OMC, on est sur la règle du consensus : plus d’une centaine de pays doivent tomber d’accord. De l’autre côté, on a des traités bilatéraux entre deux pays, ou bien entre l’Union Européenne (UE) et un pays, qui se mettent d’accord entre eux.
L’OMC, qui était le lieu de négociation des sujets commerciaux depuis la seconde guerre mondiale est quasiment en standby depuis sa création en 1995. Un cycle de négociation, dit de Doha, a débuté en 2001 mais n’a pas abouti à ce jour. Du coup, face à cette impasse au niveau multilatéral, ce sont les accords bilatéraux qui se sont mis à proliférer. Ils ont un avantage évident du point de vue des pays signataires, c’est qu’ils sont beaucoup plus faciles à négocier. En revanche ils peuvent être moins équitables. En effet, quand l’Union Européenne se retrouve par exemple face à un pays en développement, elle est clairement en position de force dans la négociation. Alors que dans le cadre de l’OMC, où chaque pays dispose d’une voix, où il faut un consensus, ce pouvoir est dilué.
Cette évolution a eu un effet d’auto-entraînement : plus il y a d’accords bilatéraux, moins les négociations au sein de l’OMC sont intéressantes. C’est ce qu’on appelle l’érosion des préférences : un pays qui a conclu des accords bilatéraux avec l’ensemble de ses partenaires n’a aucun intérêt à faire des concessions auprès de tout le monde. Les accords de libre échange ont donc succédé peu à peu à l’OMC, et à la fin des années 2000 sont apparus les accords de 2ème génération. Jusque là, le but d’un accord était principalement de négocier à deux pour diminuer les droits de douane entre les deux pays. Avec les accords de 2ème génération, on a voulu aller plus loin, donc en plus des droits de douane, qui sont toujours présents, on va discuter sur d’autres sujets : normes sanitaires, marchés publics, et plein d’autres questions sur lesquelles on pourra revenir.
Les infiltrés : On peut dire qu’il y a une sorte d’unanimité dans les classes dirigeantes au sens large (milieux d’affaires, médias, politiques) pour valoriser la globalisation en utilisant des arguments qui se prétendent rationnels, économiques et en niant toute dimension idéologique. Qu’en est-il selon toi ?
J. : Du côté des économistes en tout cas, les supposés bienfaits du libre échange sont le produit de modèles théoriques basés sur des hypothèses extrêmement restrictives, par exemple : il existe un équilibre économique, les agents sont rationnels ou encore il existe une concurrence pure et parfaite sur un marché. Mais tout cela n’existe pas dans la vraie vie. L’ensemble des économistes en général et même les plus libéraux s’accordent d’ailleurs pour dire que ces hypothèses ne sont pas vérifiées ou sont très simplificatrices, que nous ne sommes pas en concurrence pure et parfaite, ou qu’il y a des externalités liées à l’environnement non prises en compte, etc… Mais la part d’idéologie réside dans le fait de considérer que puisque ces modèles, certes imparfaits, montrent que le libre échange a des effets globalement positifs, on va considérer que c’est le cas, que ce soit parce qu’on croit aux modèles économiques ou qu’on croit que la réalité devrait coller à leur hypothèses (particulièrement la concurrence). Ce n’est donc pas du tout basé sur un vrai raisonnement scientifique, puisque les modèles ne sont que très partiellement validés empiriquement.
Les infiltrés : Ces modèles d’évaluation théoriques et dont on comprend qu’ils sont loin d’être parfait, présentent toujours des conclusions très positives en termes d’emplois et de croissance. Que faut-il penser de ces résultats ?
J. : Quand la Commission présente les résultats de ces études, elle dit : c’est merveilleux, ça va faire des centaines de milliards de bénéfice. Il faut déjà relativiser ce que sont ces impacts, les mettre à l’échelle, car on s’aperçoit que ce sont en fait des impacts vraiment minuscules. Si on prend par exemple l’étude officielle de la CE sur le TAFTA (accord UE-USA, souvent appelé TTIP), potentiellement le plus gros accord jamais signé dans l’histoire du commerce international. On prend le scénario le plus avantageux envisagé par l’étude de la CE et on s’aperçoit que c’est 0,5% de PIB en plus en 2030. C’est vraiment de l’ordre de l’épaisseur du trait, cela représente l’équivalent d’un surplus de croissance de 0,04% par an. Les impacts sont toujours positifs d’après les modèles utilisés, mais toujours très faible au niveau des pays. Par contre, ces accords engendrent de vraies ré-allocations de croissance entre les secteurs, et c’est surtout à cela qu’il faudrait s’intéresser.
Voilà pour l’impact sur la croissance et pour ce qui est d’impact sur l’emploi, je n’ai jamais rien trouvé de convaincant en terme de modélisation, c’est toujours des calculs de coin de table qui convertissent croissance en emplois…
Les infiltrés : Du coup, est-ce qu’il y a au moins des études a posteriori pour valider ou infirmer ces prévisions ?
J. : Même si ce n’est pas directement mon domaine d’expertise, toutes les recherches que j’ai pu faire montrent qu’il n’y en a pas des tonnes.
Pour rester dans la question de l’emploi, je pense par exemple à un article publié dans une des plus revues les plus courues, l’American Economic Review (AER). Les auteurs y regardent l’impact des exportations Chinoises sur le taux de chômage local dans les différents comtés américains. Ils montraient que sur toutes les pertes d’emplois manufacturiers aux États-Unis, un quart environ était dû à l’arrivée des importations chinoises. Il y a malheureusement trop peu d’études sérieuses de ce type, mais l’impact social ne fait pas de doute dans certains secteurs.
Plus généralement sur les impacts positifs des traités, on a un peu de recul sur l’ALENA, le traité entre le Canada, le Mexique et les États-Unis, signé en 1994. On peut comparer à la fois les études réalisées avant l’accord et les évaluations qui ont été faites a posteriori, et là clairement, ça n’a plus grand chose à voir, il y a plusieurs ordres de grandeur de différence. Les modèles théoriques avant l’accord disaient que les gains seraient faibles mais positifs, les études a posteriori sur les retombées économiques disent grosso modo : on ne sait pas si c’est nul ou négatif.
Enfin, sur la question du « pouvoir d’achat » : dans les modèles théoriques, le libre échange permettrait au consommateur de bénéficier de produits importés moins chers, car il y aura moins de droits de douane à payer et que la concurrence fait baisser les prix. Quand on regarde ce que ça donne réellement, en gros, les baisses de droits de douane ne sont transmises qu’à moitié ou à un peu plus de la moitié au consommateur. L’autre petite moitié passe directement dans les marges des entreprises importatrices. Déjà cela permet de relativiser le fait que le libre échange serait la panacée du consommateur.
Au final, on sait que ces modèles ne sont pas très fiables, mais on ne dispose pas à ma connaissance de meilleurs outils pour l’instant. Il faut donc combiner plusieurs approches pour évaluer en amont les accords commerciaux en ajoutant par exemple des études qualitatives, des modèles techniques sur certains secteurs, etc. Dans la pratique, cela est rarement le cas.
Les infiltrés : Justement, pour revenir aux études en amont, peut-on revenir à la façon dont sont analysés les effets d’un accord sur différents secteurs de l’économie ?
J. : Les modèles considèrent en général quelques dizaines de secteurs dans l’économie et ça peut permettre de faire ressortir quelques informations intéressantes. Par exemple dans pas mal d’évaluations du TAFTA, du CETA ou du Brexit, l’industrie et les services sont plutôt gagnants du libre-échange, mais l’agriculture plutôt perdante. Cependant, ces variations ne sont jamais vraiment grandes, alors que si l’on regarde le paysage économique autour de nous, on voit qu’il y a des secteurs qui ont complètement disparu des territoires. Est-ce à cause du libre-échange ? Faute d’éléments tangibles à ma connaissance, on ne peut répondre que par nos croyances.
Les infiltrés : Qu’en est-il des impacts de ces traités sur l’environnement ?
J. : Réponse d’économiste qui ne va pas vous satisfaire : c’est compliqué. Il y a des effets très directs et évidents : si on fait plus de commerce, cela va produire mécaniquement plus d’émissions de gaz à effet de serre liées au transport. Par contre, on pourrait imaginer qu’avec le libre échange, les pays vont se spécialiser là où ils sont le plus efficaces environnementalement parlant, permettant de produire dans les endroits où l’on consomme le moins d’énergie pour le faire. En pratique, cela ne se passe pas du tout comme ça, parce qu’il n’y a rien dans les traités qui engage à faire des efforts vis-à-vis de l’environnement. Au final, les effets sont donc plutôt négatifs en terme d’émissions de gaz à effet de serre mais la littérature économique est encore trop faible sur ce sujet.
Sur les réductions de normes sanitaires du CETA et du TAFTA, qui ont beaucoup fait parler, il y a là aussi du vrai et du faux. Il est vrai que les normes sanitaires étaient sur la table des négociations avec le Canada mais pour le moment la signature de ce Traité n’a eu aucun impact direct. Il est prévu de mettre en place une instance de coopération réglementaire dont la forme est encore floue, mais qui doit permettre de discuter des normes futures . Cela peut très bien n’avoir aucune conséquence, ça n’empêche pas l’UE de faire ce qu’elle veut en terme de normes, mais cela peut très bien être aussi des antichambres de lobbying avec un vrai risque à long terme de convergence vers le bas de toutes les nouvelles normes. Il pourrait alors y avoir beaucoup de conséquences en terme de santé, d’environnement, de pollution locale.
Les infiltrés : Avec ces traités de libre échange bilatéraux ou même dans le cadre de l’OMC, une question de fond plus politique touche à la souveraineté des pays signataires. Qu’est-ce que ça laisse comme marge de manœuvre à un gouvernement élu pour mener des politiques alternatives ?
J. : Il est clair qu’en situation de libre échange on perd la maîtrise d’une taxe aux frontières qui permet par exemple de compenser des pertes de compétitivité venant d’autres mesures, comme une taxe carbone ou des normes sanitaires exigeantes. Dès qu’on va chercher à introduire un de ces coût supplémentaires, il va y avoir un chantage à l’emploi, des menaces de délocalisation et éventuellement des délocalisations effectives.
Sur les accords de deuxième génération, c’est encore plus net, car il y a vraiment des dispositions très précises qui peuvent limiter les capacités effectives des états à réguler, en rendant plus chère toute tentative de régulation car il va falloir indemniser. Toujours dans l’exemple du CETA, il est question de pouvoir court-circuiter les justices nationales avec des arbitrages investisseurs-états (qui entreront en vigueur lorsque tous les parlement nationaux auront ratifié le texte). L’idée est que si un pays (de l’UE ou le Canada) met en place une mesure qui va réduire les bénéfices potentiels d’une entreprise du partenaire, celle-ci va pouvoir attaquer directement l’état auprès d’un organe spécifique pour exiger des dédommagements. Ceux-ci vont donc être un coût supplémentaire dans les dépenses publiques mais il peut aussi y avoir un effet dissuasif comme dans le cas emblématique du le paquet neutre de cigarettes. L’Australie a décidé de mettre ça en place et Philip Morris, qui avait un accord investisseur-état du même type par le biais d’un traité entre Singapour et l’Australie, a attaqué l’Australie en demandant un dédommagement pour expropriation de sa propriété intellectuelle car ils n’avaient plus le droit d’utiliser ni leur police, ni leur logo. Une fois que cette poursuite a été lancée, quand la Nouvelle-Zélande s’est posée la question de mettre en place le paquet neutre, ils ont préféré repousser à plus tard le sujet… Dans ce cas précis cela se termine bien car le tribunal qui a été chargé trancher le litige s’est déclaré incompétent, donc l’Australie n’a pas eu à verser de dédommagement, et la Nouvelle-Zélande a finalement mis en place en 2017 son paquet neutre. Mais le problème majeur pour moi là-dedans est que des États renoncent à légiférer dans la crainte de devoir indemniser pour des millions d’euros des entreprises privées.
Un autre point important qui risque de contraindre les états dans les traités comme le CETA porte sur la question des services publics. Dans les accords, il arrivait qu’il y ait des mesures sur les services publics, mais il s’agissait toujours des listes positives, les pays s’engageaient à libéraliser certains secteurs. Dans le CETA on a désormais une liste négative de secteurs à ne pas libéraliser mais du coup, si jamais il y a de nouveaux secteurs menant à de nouveaux services, ils seront par défaut libéralisés. Encore une fois, cela n’empêche pas complètement de légiférer, mais cela ouvre la voie à des poursuites qui peuvent mener à indemnisation (entre états cette fois) ou à dénonciation de l’accord.
Les infiltrés : Un politique qui arriverait en France avec des idées radicalement différentes sur le libre échange devrait aussi remettre en question l’Union européenne ?
J. : Absolument, si on veut faire quoi que ce soit sur les droits de douane, tout se fait au niveau de l’UE, qui a le monopole sur ce sujet.
Que peut-on faire alors ? Dans un monde idéal, il faudrait redéfinir les règles internationales, en finir avec l’OMC, avoir une autre organisation de coopération qui intègre des objectifs différents. Ce qui est intéressant c’est qu’avant l’OMC, il y a eu des négociations au sortir de la guerre qui ont mené à la signature de la Charte de la Havane, que la plupart des pays du monde ont signée, et qui instituait une organisation internationale du commerce sous l’égide de l’ONU (Organisation des Nations Unies), avec dans ses objectifs la poursuite du plein emploi, le développement des conditions des travailleurs, etc. Cela a complètement capoté, parce que les États-Unis ne l’ont jamais ratifiée et c’est de cet échec qu’est né l’OMC, une sorte de compromis a minima sur le libéralisme et les droits de douane.
En terme pratique, remettre en question les objectifs de l’OMC sera très compliqué, à moins d’adopter une position très dure à la Trump, mais je pense que rompre le cadre multilatéral ne serait pas une bonne façon de procéder.
Par ailleurs, on l’a dit, l’UE ne nous laisse pas la main sur les nouveaux accords, mais je pense qu’on garde des moyens d’action nationaux. Déjà il y a toujours une obligation de ratification par les parlements nationaux dès qu’un accord dépasse les compétences de l’UE (comme le CETA), donc il est tout à fait possible qu’un pays comme la France refuse de ratifier un traité. Et si un seul pays de l’UE ne le vote pas, alors toutes les dispositions de type règlement investisseur-état ne s’appliqueront pas. C’est plus compliqué pour les droits de douane, parce que le Parlement Européen a déjà donné son aval et ce n’est pas très clair si dans un cas comme celui-ci tout le traité tomberait à l’eau ou si c’est seulement la partie qui était au-delà de la compétence de la CE.
On peut aussi beaucoup mieux prendre en compte les victimes de la mondialisation avec des choses simples comme des allocations chômage, des plans de formation ciblés. Ou encore, l’état peut très bien intervenir quand il y a une entreprise qui fait des bénéfices et qui délocalise en instituant un droit de préemption et en la nationalisant s’il le faut. Ce n’est pas de la politique commerciale, mais finalement, c’est une façon d’atténuer les effets.
Par ailleurs, on peut aussi agir avec des mesures qui ont un effet très direct sur le commerce sans qu’elles aient un objectif de protection à proprement parler. Ce qui est interdit par l’OMC, ce sont les mesures discriminatoires vis-à-vis des partenaires extérieurs. Si on les applique à nous-même au même titre qu’à tout le monde elles peuvent très probablement être légales pour l’OMC. En tout cas il y a un doute là-dessus et il faut s’en saisir pour agir. La préservation de l’environnement ou de la vie animale est un but légitime du point de vue de l’OMC pour mettre en place des mesures qui peuvent influer sur le commerce, il faut juste que ces mesures ne soient pas discriminatoires. Par exemple, au niveau de l’UE, on pourrait peut-être rendre les accords de libre échange conditionnels à respecter certains droits fondamentaux, comme le droit de grève, le salaire minimum, etc… Quand on est dans un accord de libre-échange, il faut prouver l’origine de sa production pour bénéficier du droit de douane à zéro. On pourrait simplement dire qu’il faut aussi prouver qu’on respecte les congés maternité, le droit de grève, etc… En tout cas, je serai très content que des juristes se posent ces question.
Au niveau national, on peut aussi faire des choses comme par exemple mettre une taxe carbone liée aux transports (comme l’écotaxe). Il faut juste être très vigilant à ce que l’objectif de la mesure ne soit pas le commerce international, mais la lutte contre le réchauffement climatique. Ça, on pourrait le faire en France, et on a d’ailleurs failli y arriver.
Les infiltrés : Dans les faits, ce type de mesure aurait forcément plus d’impact sur les entreprises locales que sur les autres ?
J. : Oui mais justement. Le but n’est pas de les discriminer. On se moque que l’entreprise soit française ou étrangère. Si on veut améliorer la qualité sanitaire et la santé de nos concitoyens, on a tout intérêt à avoir des normes très exigeantes, en termes de pesticides, de produits bio. Si on se les impose à nous-mêmes au même titre qu’à tout le monde, c’est possible et cela aura un impact sur le commerce. Les entreprises françaises vont avoir un intérêt très direct à s’y mettre donc elle vont s’y mettre, les entreprises étrangères pas forcément, donc cela va aussi empêcher un petit peu les importations. Par exemple, si demain on dit : on ne veut plus de glyphosate dans nos produits, on va s’apercevoir assez vite que cela va poser des problèmes à l’Espagne. Mais le but n’est pas de discriminer l’Espagne. Si l’Espagne fait des produits de très bonne qualité, ils peuvent très bien venir.
Les infiltrés : Il existe donc des marges de manœuvre dans le cadre des traités, mais si on veut aller plus loin et en sortir, comment ça se passe ? Y a-t-il des clauses de sortie ou de renégociation de ces traités qui sont prévues ?
J. : Trump a au moins démontré, qu’on soit d’accord ou non avec ce qu’il a fait, que tout se renégocie. La meilleure façon de le faire est-elle d’imposer des droits de douane sur l’acier et l’aluminium pour forcer les gens à venir à la table des négociations ? Je n’en suis par sûr. Mais par contre un traité, oui, ça se renégocie, c’est une question de volonté politique.
Les infiltrés : Pour finir, nous voulions ton avis sur certains arguments classiques des pro-libre échange, notamment celui-là : le libre échange permet d’harmoniser les niveaux de vie sur la planète, et il faut se réjouir de la sortie de la pauvreté de millions de personnes même si cela a des impacts chez nous sur certaines catégories de population.
J. : S’il y a des millions de personnes qui sortent de la pauvreté, il faut s’en réjouir mais je pense qu’on peut remettre ça en perspective. Par exemple, pour les pays africains en particulier, quand lorsqu’ils ouvrent leurs frontières au commerce de biens alimentaires, ils perdent un partie de leur souveraineté alimentaire. Cela les expose aux fluctuations mondiales des prix des denrées, et les paysans voient-ils leur situation s’améliorer ? Cela dépend des années, et ça peut parfois être très dur.
Sur les questions des impacts du commerce sur l’environnement ou les conditions des travailleurs, c’est encore plus clair. Car quand on augmente le commerce de déchets pour externaliser tous les retraitements en Chine ou au Nigeria comme je l’ai vu récemment sur le plastique, on dégrade très directement les conditions sanitaires dans certaines régions. Donc une partie des gens tirent profit du libre échange dans ces pays-là, c’est vrai, mais cela se fait de façon très inégalitaire et avec des impacts en termes de santé. Et puis dans les pays comme la Chine où une partie de la population est sortie de la pauvreté, un grand nombre de mesures de type protectionnistes sont mises en œuvre depuis longtemps pour favoriser les industries ou services locaux, donc les résultats ne sont pas tous à mettre au crédit du seul libre échange.
Les infiltrés : Justement, je rebondis là dessus, un autre autre argument classique est de dire que le protectionnisme, c’est la guerre…
J. : C’est en général très exagéré, même si en ce moment avec Trump ça y ressemble. Il est là pour gagner des parts de marchés et éviter d’en perdre chez lui, c’est vraiment une posture d’opposition à l’étranger. Normalement, ces questions-là peuvent se régler avec un des seuls dispositifs de l’OMC qui fonctionne assez bien : l’organe de règlement des différends. Quand un pays prend des mesures complètement agressives, un autre pays peut porter plainte auprès de l’OMC en disant qu’il est discriminé, et engager un bras de fer avec le pays en question. On a eu des guerres commerciales de ce type entre l’UE et les États-Unis. Sur les questions agricoles, on se menace un petit peu, mais au final, on passe par l’organe de règlement et tout ça se solde à l’amiable. Comme exemple, on peut prendre le bœuf aux hormones. Un beau jour, l’UE décide d’interdire le bœuf aux hormones pour des raisons sanitaires. Les États-Unis disent qu’il n’y a pas de raison scientifique pour interdire ça et portent plainte auprès de l’organe de règlement des différends de l’OMC. Celui-ci leur donne raison, reconnaissant que les États-Unis sont floués par cette mesure et les autorise à mettre en place des représailles commerciales, dans la limite d’un certain montant fixé. Les États-Unis ciblent alors des produits européens pour les taxer à 100%, avec pour la petite histoire, une exception pour le roquefort taxé à 300%. Puis au final tout le monde discute dans les antichambres de l’OMC et on arrive à un accord où les États-Unis renoncent à leurs représailles, et où l’UE refuse toujours le bœuf aux hormones mais accepte en échange de remonter les quotas d’exportation du bœuf américain sans hormones. Il existe donc un vrai instrument pour pacifier les échanges commerciaux mais il risque de ne plus fonctionner. Si rien n’est fait avant décembre 2019, l’organe de règlement des différends ne va plus pouvoir rendre de jugement parce que les États-Unis refusent d’avaliser la nomination de nouveaux juges.
Après, il faut aussi relativiser ce que l’on entend par protectionnisme qui est un terme connoté négativement. Il existe beaucoup de choses qui sont de la protection mais pas forcément du protectionnisme, et qui ne posent de problème à personne. Est-ce vraiment du protectionnisme si on veut que les armes que notre armée utilise soient produites chez nous ? Ou si on veut se protéger contre le dumping ? De même quand pour des raisons sanitaires, les États-Unis mettent en place un boycott sur le bœuf européen en raison de la vache folle, personne ne va mettre en cause leur droit à prendre ce genre de mesure. Ce type de protection ne rentre pas dans un cadre de relations conflictuelles. En allant plus loin, si on met une taxe carbone aux frontières, est-ce du protectionnisme ? Je dirais que non. On défend des objectifs qui sont bien plus importants que le commerce, comme l’environnement, la santé ou les normes sociales, qui doivent primer sur le reste.