Dans Marelle, Cortazar écrivait :
« La question de l’unité le préoccupait, car il sentait bien qu’il était très facile de tomber dans les pires pièges. Du temps qu’il était étudiant vers 1930, il avait découvert avec surprise (d’abord) et ironie (ensuite) que des tas de types s’installaient confortablement dans une soi-disant unité de personne qui était une simple unité linguistique et une sclérose prématurée du caractère. Ces gens fabriquaient un système de principes jamais intimement vérifiés et qui n’était rien d’autre qu’une démission au mot, à la notion verbale de forces péremptoirement délogées et remplacées par leur substitut verbal. Et c’est ainsi que le devoir, la morale, l’immoralité et l’amoralité, la justice, la charité, l’Europe et l’Amérique, le jour et la nuit, les épouses, les fiancées et les amies, l’armée et la banque, le drapeau et l’or yankee ou moscovite, l’art abstrait et la bataille de Caseros devenaient comme des dents et des cheveux, c’est à dire une chose acceptée et automatiquement incorporée, une chose qu’on ne vit ni analyse parce que c’est ainsi et que cela nous intègre, nous complète et nous fortifie. Le viol de l’homme par le mot, la superbe vengeance du verbe contre son père, … »
La superbe vengeance du verbe contre son père !
N’y a-t-il pas plus belle démonstration de la soumission aux mots que certains discours politiques ? N’est-ce pas particulièrement le cas de la pensée économique dominante qui répète inlassablement les mêmes éléments de langage vides de sens ? Quand elle n’est plus que slogan et s’efforce de créer des associations automatiques, d’activer des archétypes mentaux préenregistrés : la dette (qu’on va laisser à nos enfants), les réformes (nécessaires, pragmatiques), la flexibilisation (moderne), l’Europe (c’est la paix), les chômeurs (assistés), les syndicats (archaïques), les charges (qui plombent l’économie), etc. Et en même temps d’autres mots sont supprimés du vocabulaire, et le silence qui les remplace est une nouvelle vengeance car il n’est plus possible de penser les concepts qu’ils décrivaient [1].
Ainsi nous nous laissons bercer par la petite musique du prêt-à-penser, dans une symphonie orchestrée par des pantins, qui ne sont que des activateurs de sensations verbales. Par la répétition de ces discours, toujours les mêmes, toujours accompagnés des mêmes qualificatifs et présupposés, ces hypnotiseurs de pensées réactivent encore et encore ces schémas, faisant ainsi sécher le ciment de ces constructions mentales simplificatrices et souvent erronées dans nos cerveaux dociles et endormis. Et nous jouons dans l’orchestre malgré nous, répétant ces formules sans réfléchir, et nous participons à la sédimentation des idées. Il faut pourtant s’arrêter sur les mots, faire l’effort d’interroger leur sens. Il faut rester réveillé, autant qu’on le peut.
V.
[1] Voir l’entretien libre avec Alain Deneault sur Le Média