Lundi 19 juin a démarré l’examen du projet de loi sur le partage de la valeur. Ce projet transpose dans la loi l’accord national interprofessionnel signé en février par quatre des cinq organisations syndicales représentatives au niveau national et a pour objectif de promouvoir un “meilleur partage des profits” avec les salariés. Il s’agit de renforcer les dispositifs de participation, d’intéressement ou de primes, ou encore de développer l’actionnariat salarié. Naturellement, on se dit qu’un tel projet devrait être soutenu très largement, sauf par le patronat qui pourrait rechigner à partager ses profits. Pourtant, le Medef a signé l’accord, pas la CGT. La France Insoumise en est extrêmement critique, serait-ce le monde à l’envers ? Le gouvernement insiste : l’opposition montre enfin son vrai visage, elle se moque du sort des salariés et du dialogue social ! En 15 jours, tout aurait donc changé : le macronisme serait soudainement devenu soucieux du sort des travailleuses et travailleurs et du compromis syndical, alors que la CGT et la France Insoumise s’y opposeraient.
Si l’on était frappé d’une amnésie profonde sur les 6 dernières années, on pourrait en rester là. Mais on se souvient des lois travail, des réformes de l’indemnisation chômage, et bien sûr de la réforme des retraites pendant laquelle le gouvernement a piétiné ce qu’il restait du “dialogue social”. Alors on se méfie, et on approfondit.
Rappelons avant tout une notion fondamentale. Le “partage de la valeur” indique traditionnellement le partage de la “valeur ajoutée” de l’entreprise (c’est-à-dire ses revenus retraités de ses coûts externes) entre : les salariés, le capital (actionnaires et créanciers) et l’Etat. Parler ainsi de “partage de la valeur” pour indiquer le seul partage du profit, c’est exclure d’emblée que partager la “valeur” créée par l’entreprise – donc, ses salariés – puisse signifier augmenter les salaires au détriment du profit. Pourtant, c’est bien de cela qu’il est question dans la comptabilité nationale de l’Insee. Il y a donc là un hold-up sémantique autour du terme de “valeur” qu’il est crucial de dénoncer. Les anglo-saxons utilisent pour désigner les dispositifs d’intéressement le terme bien plus honnête de “profit-sharing”.
Si personne ne rechigne jamais sur l’obtention d’une prime, il faut aussi comprendre pourquoi le patronat aime proposer ce type de rémunération. Étant nous-mêmes cadres dirigeants ou patrons, nous sommes bien placés pour témoigner du succès des rémunérations variables qui permettent d’éviter une hausse pérenne des salaires. Ainsi selon l’Insee, la prime “Macron” a été versée au détriment de hausses de salaires dans 30% des cas. Certes, la participation oblige à partager les profits avec les salariés, mais au moins, en cas de mauvais résultats, la participation est réduite (ou supprimée) automatiquement. Cette volatilité apparaît crûment quand le salarié recherche un bail de location ou un prêt immobilier : aux yeux du prêteur ou du loueur, ces primes n’existent pas. C’est pourtant cette volatilité des profits, contrairement aux salaires réputés fixes, qui est censée justifier le profit, la fameuse “prise de risque” des actionnaires. En variabilisant ainsi les rémunérations, l’aléa de l’activité est transféré aux salariés, ce qui annihile la justification déjà fragile du profit.
Les mécanismes de participation sont aussi un moyen de faire adhérer les salariés aux objectifs des actionnaires. « Bien sûr la fermeture du site est difficile pour vos collègues qui ont perdu leur emploi, mais elle explique nos bons résultats et le niveau de la participation que vous touchez. » C’est ainsi qu’on affaiblit la solidarité salariale, les velléités de contestation et qu’on renforce l’adhésion à la logique capitaliste.
Enfin, ces dispositifs sont bien souvent exonérés de charges, assortis de l’habituel message « win-win » : moins cher pour l’entreprise, plus de salaire net pour le salarié ! Rappelons que les charges sont des cotisations. Assécher les ressources permettra demain au gouvernement de pleurer sur le « trou de la sécu » ou des retraites et de proposer de nouvelles réformes pour raboter les droits. De leur côté, les capitalistes préparent des alternatives privées se substituant à notre système social mis en faillite. C’est dans cet esprit qu’il faut comprendre les articles du projet de loi qui facilitent le développement des plans épargne retraites.
Le texte prévoit aussi d’élargir les mécanismes d’actions gratuites et leurs avantages fiscaux. On pourrait s’en réjouir si cela permettait effectivement aux salariés d’exercer un vrai pouvoir dans leur entreprise, c’est-à-dire à condition qu’ils soient majoritaires. Malheureusement les actionnaires-salariés sont cantonnés à un rôle très minoritaire. Mais surtout, on rappellera que ces mécanismes bénéficient avant tout aux dirigeants et cadres « high potential » que l’entreprise souhaite fidéliser. Cet outil contribue donc plutôt à accroître les inégalités de rémunération dans l’entreprise que l’inverse.
La lecture de l’accord interprofessionnel recèle d’autres surprises comme cet article 28 qui propose de sécuriser la fiscalité des salariés dont l’entreprise établit son siège social à l’étranger, afin de leur éviter une « imposition excessive ». Nul doute que ce genre d’optimisation fiscale est une préoccupation majeure des salariés des PME françaises pour leur pouvoir d’achat !
Est-ce alors si surprenant que la CGT n’ait pas signé cet accord ? Ou que la France Insoumise dénonce la normalisation de ces mécanismes qui se substituent aux salaires ? Nous nous étonnons plutôt qu’elles soient si seules.
Il ne s’agit pas de refuser les quelques gratifications promues par ce projet de loi mais de mettre en lumière l’idéologie à l’œuvre. Derrière les grands discours de partage de la valeur, la question des salaires est soigneusement évitée au profit de mécanismes dont nous constatons tous les jours qu’ils sont au contraire des instruments de modération salariale, quand ils ne contribuent pas à creuser les écarts de rémunérations.
Au-delà de ce débat rétréci au seul partage du profit, nous pensons que la question du partage du pouvoir de décision doit aussi être posée. La démocratie semble devoir éternellement rester à la porte de l’entreprise, laissant les travailleurs impuissants sur les décisions liées à la production économique, à l’organisation du travail. C’est pourtant là qu’est l’enjeu principal car, comme le rappelle Bernard Friot, « Si les capitalistes ont le pouvoir de capter la valeur réalisée par les travailleurs, c’est parce qu’ils ont le pouvoir sur notre travail. Parce qu’ils sont propriétaires de l’outil et conditionnent les salaires à l’exécution de ce travail subordonné. Le pouvoir sur l’argent est la conséquence du pouvoir sur le travail ».
2 réponses
Merci pour ces quelques éléments très éclairants.
Le capitalisme maintient la croissance du capital à 11% en moyenne depuis 46 ans, et il n’est pas prêt à faire moins. Mais au-delà de l’aspect social, qui reste toujours une charge pour lui, on omet l’aspect écologique qui lui n’est pas pris du tout en compte. Donc le capital et les gouvernements exploitent la planète sans tenir compte de ses capacités, et celle-ci se rebiffe, et comme toujours les 3/4 de la population sert de variable d’ajustement.
https://lejustenecessaire.wordpress.com/2023/04/13/on-ne-freine-pas-on-accelere/
La planète oscille entre sécheresses et inondations, on demande à tous des efforts mais cela ne touche pas les marchés boursiers, bien au contraire insidieusement on fait croître son capital à travers de la retraite capitalisée.