Nous le sentons, il se passe quelque chose. Le moment est hautement politique, un de ces moments où les repères bougent, où les mentalités se déplacent, où ce qui était inconcevable hier devient envisageable, et même souhaitable.
En négligeant toutes les oppositions à son projet de réforme des retraites, Macron et son gouvernement ont perdu tout crédit et ouvert le champ des possibles. Ils ont beau répéter en boucle qu’ils sont légitimes car tout est légal, un minimum d’objectivité devrait permettre de comprendre que les concepts de légalité et de légitimité ne se recouvrent pas. Sinon tout dictateur ayant façonné un droit à sa main serait légitime, de fait, quoi qu’il entreprenne. La légitimité démocratique est un concept plus large qui touche autant au droit qu’à la morale ou à l’éthique et qui doit en permanence se construire et rechercher sa validation par des moyens qui dépassent largement la simple procédure électorale.
Ainsi, si l’utilisation de tous les jokers constitutionnels d’une République née pendant la guerre d’Algérie a permis à Macron de faire suivre un cheminement démocratique légal à sa réforme des retraites, il est en revanche manifeste qu’une grande partie des indicateurs de légitimité sont au rouge. Toutes les épreuves de contrôle du pouvoir qui permettent d’obtenir l’assentiment de la population ont été ignorées : élection présidentielle barrage sans adhésion au projet, pas de vote du parlement, unanimité des syndicats contre la réforme, sondages sans ambiguïté contre le projet, grèves massives, manifestations record. Comment s’étonner alors que certains citoyens se résolvent à la violence ou au blocage pour se faire entendre ? Et comment ne pas voir qu’il est de plus en plus fréquent de croiser dans les manifestations des gens qui soutiennent, ou au moins comprennent, les modes d’action plus radicaux ? Sans surprise, nous vérifions une nouvelle fois que c’est le pouvoir en place qui fixe le niveau de violence, ici en ignorant les modes d’expression traditionnels et en réprimant violemment toute contestation. Et une nouvelle fois sous le règne de Macron, le pouvoir ne tient plus que par les forces armées qui répriment les manifestations, réquisitionnent les salariés en grève, mutilent, effraient, emprisonnent.
Mais la perte de légitimité du gouvernement risque d’affecter durablement et plus largement le pouvoir. Comment renouer la confiance avec un gouvernement qui, en ne respectant aucun contre-pouvoir, s’assoit sur tous les principes sur lesquels repose le pacte républicain ? Et c’est même la Constitution de la Vème République qui se trouve mise cause car elle permet d’imposer une loi combattue par une majorité des citoyens. Un fossé profond est en train de se creuser qui enferme la classe dominante et relègue le reste de la population au côté des catégories historiquement dominées. Et ne parlons pas des arguments déployés depuis des mois pour justifier le bien-fondé de la réforme, leur crédibilité a entièrement foutu le camp dans le même mouvement. Grâce notamment aux passages médiatiques redoutablement efficaces de Michael Zemmour, tout le monde a fini par comprendre qu’il y avait deux objectifs à cette réforme : 1- faire quelques économies pour poursuivre les baisses d’impôts pour le capital et 2- permettre à Macron d’entrer dans l’histoire, à côté de Margaret Thatcher, comme l’homme fort qui aura réformé la France et enfin maté les syndicats unis contre lui.
Mais le sujet des retraites dépasse la question de l’âge de départ et vient interroger beaucoup plus largement notre rapport au travail. Le think tank Intérêt Général écrivait très justement dans sa dernière note que « cette période de la vie représente la fin de ce qui a précédé : la fin de la précarité, la fin du chômage, la fin de l’épuisement, la fin des cadences, la fin du diktat managérial, la fin de l’injonction à la productivité, la fin de l’absurde… La retraite, c’est l’espoir de voir le temps ralentir, de se lever quand le sommeil est épuisé, de se libérer des emplois du temps contraints, de ne plus avoir à réfléchir aux moyens de gagner sa vie, de consacrer ses journées à autre chose qu’à l’optimisation de sa propre rentabilité. ». Et c’est logiquement que l’on prend conscience que le travail sous l’empire d’un capitalisme en roue libre, qui est insupportable. Ce qui s’exprime depuis 3 mois dans les mobilisations, sur les piquets de grèves, lors de blocages, sur les pancartes des manifestants, sur les murs, dans les chants, c’est l’exigence de retrouver un sens au travail en en reprenant le contrôle. Le moment n’est plus si loin où l’on envisagera de se débarrasser des actionnaires pour décider démocratiquement de ce qu’on veut produire, de comment on veut s’organiser.
Cela rejoint d’ailleurs le combat des militants écologistes de Sainte Soline qui se battent pour sortir de l’agriculture de l’agro-business, pour empêcher la privatisation du bien commun qu’est l’eau. Rares sont les moments qui mettent aussi clairement en évidence que l’ennemi commun à l’écologie et au social est le capitalisme et son bras armé, l’État néolibéral. Et au milieu des chiens de garde médiatique, cette période de haute intensité politique nous offre des petits miracles. C’est Nicolas Framont invité plusieurs fois sur France 5 dans l’émission C ce soir pour nous parler de lutte des classes. C’est Elsa Marcel et Ariane Anemoyannis, militantes de Révolution Permanente, qui font le tour des plateaux et défont leurs interlocuteurs les uns après les autres.
Nous sommes dans un de ces moments où il faut tout donner dans la bataille. Si on « gagne » ce combat c’est magnifique. Si on « perd » on aura quand même gagné du terrain dans les têtes. Bien sûr il faut manifester, soutenir les blocages, faire la grève soi-même ou donner aux caisses de grève pour aider ceux qui sont à la pointe du combat depuis des semaines. Et parler, s’exprimer, écrire, chaque citoyen a un rôle à jouer dans la lutte.
La semaine dernière plusieurs d’entre nous, infiltrés, cadres supérieurs dans le privé, ont fait grève pour la première fois de leur vie. Et contre toute attente, ça s’est bien passé. Et nous avons même découvert dans nos organisations des soutiens inattendus. Et cela en a fait réfléchir d’autres. Et un tabou est tombé, l’acte de faire grève est passé de l’impensable au réalisable. D’autres se sont rendus sur des piquets de grève, ou à la bourse du travail, et ont tissé des liens avec des travailleurs qu’ils n’ont pas l’habitude de côtoyer. Et nous continuerons dans les prochains jours, et serons plus nombreux encore. Et la macronie et son discours hégémonique radicalisé sentent qu’ils sont contestés. Et nous avançons.
Et toi qui nous lis, que vas-tu faire ?
Une réponse
Très beau billet.
Ce qui se passe en France suscite de l’ intérêt ou de la sympathie chez nos voisins européens, et çà va même parfois au-delà, comme en Belgique cf lien. De telles actions de solidarité concrète doivent recevoir toute la publicité qu’elles méritent 😉
https://www.rtl.be/actu/belgique/politique/blocage-de-totalenergies-anvers-200-camions-empeches-de-rallier-la-france/2023-04-07/article/541072
https://piaille.fr/@carmine/110181444411340165