Comment Frédéric Lordon m’a (dé)radicalisé

La crise bancaire démarrée aux Etats-Unis depuis quelques jours m’a rappelé une intervention de Frédéric Lordon dans l’émission de TV Ce soir ou jamais, en 2011. J’y repense car il y tenait des propos sur le sauvetage bancaire de 2008-2009, propos qui risquent de redevenir d’actualité dans les mois qui viennent, même si Bruno Le Maire ne voit aucun risque de contagion… A l’époque, je n’avais jamais entendu parler de Frédéric Lordon. Cela faisait quelques années que j’avais commencé à m’interroger sur l’économie. En fait, c’est la crise des subprimes de 2008 qui avait déstabilisé mes certitudes. Jusque-là, les notions d’économie enseignées à Polytechnique m’avaient conduit à rapprocher ce domaine de connaissance des sciences physiques, avec ses lois et ses équations mathématiques permettant de prévoir et de calculer, et je faisais donc confiance aux experts pour administrer le monde scientifiquement. Mais comment, alors qu’on envoie des fusées sur la Lune depuis des décennies, se faisait-il que la finance nous ait conduit aussi près du gouffre ? Pourquoi les marchés et les régulations mises en place n’étaient-ils pas aussi efficaces que dans nos modèles ? Par l’intermédiaire des médias mainstreams j’avais donc commencé à lire les quelques auteurs qui avaient voix au chapitre, à commencer par Philippe Dessertine, que j’avais trouvé très intéressant, puis Daniel Cohen qui m’avait vraiment convaincu. Oui… je viens de là, tout me destinait vraisemblablement à adhérer à la Macronie quelques années plus tard.

Mais ce soir d’octobre 2011 a ouvert une brèche. Que nous disait ce personnage étonnant, présenté comme un économiste ? Que l’effondrement de toutes les banques, si elles n’étaient pas sauvées, était de nature à faire s’effondrer toute la société, à nous faire retourner à l’état de nature. En effet, de par leur position dans la structure sociale capitaliste, les banques sont les dépositaires de deux biens publics vitaux pour une société marchande : les encaisses monétaires de la population (dépôts, épargne…) et l’intégrité du système de paiement (gestion des moyens de paiement). Par conséquent les Etats sont obligés de venir au secours des banques. Il s’agit d’une prise d’otage complète des États dont on ne parle jamais. La question est donc de savoir si un Etat peut considérer que des biens publics vitaux peuvent être confiés à des intérêts privés aussi mal éclairés que ceux de la finance. Poser la question c’est y répondre. Il faut donc envisager la déprivatisation intégrale du système bancaire, d’abord par nationalisation puis par socialisation pour reprendre le pouvoir démocratique sur ces biens publics essentiels.

L’évidence apparente de ces propos m’a frappé. Fondés ou pas, comment était-il possible que je ne me sois jamais posé ces questions fondamentales en ces termes ? Certes j’avais grandi dans les années 90-2000, à l’époque du néolibéralisme triomphant et de l’évacuation de la politique. Mais quand même ! Il m’a ensuite suffi d’ouvrir les portes vers un monde jusque-là totalement inconnu, et de l’explorer. Le lendemain de cette émission, je tapais donc “Frédéric Lordon” dans Google. De là je découvrais son blog, les émissions de Là-bas si j’y suis, puis j’ouvrais pour la première fois le Monde Diplomatique, j’enchainais avec les livres de Serge Halimi, j’en arrivais en 2015 à approfondir la pensée de Bernard Friot (mon deuxième grand choc, la vraie bascule vers la remise en question du capitalisme), et je continue.

J’ai tiré les ficelles et tout est venu, tous les dogmes de la pensée dominante se sont effondrés. Douze ans plus tard, hier, nous nous sommes croisés place de la Concorde pour exprimer notre rejet de la réforme des retraites et plus largement de tout ce que représente la Macronie. Je comprends évidemment les réticences de beaucoup de personnalités de gauche radicale à aller dans les médias mainstream, à jouer la caution du pluralisme, à tomber dans des traquenards médiatiques. Mais je me dois de témoigner aussi que parfois cela permet de semer des graines, et je suis aujourd’hui reconnaissant à Frédéric Lordon d’avoir accepté l’invitation de Frédéric Taddeï, en 2011.

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