Dominique Seux S12E241 : le sérial filler

Un peu comme les séries télévisées, les chroniques médiatiques ont leurs « fillers » – des épisodes sans grande utilité, servant à meubler un vide scénaristique entre 2 moments de plus forte intensité. Depuis 12 ans que Dominique Seux tient sa « chronique éco » tous les matins sur France Inter, on connaît les thèmes qui lui servent à faire ce remplissage : l’Allemagne (lemodèlallemand), la fiscalité trop lourde en France (sauf quand exceptionnellement Thomas Piketty le reprend), la compétitivité, etc. Rien de bien original donc en ce mardi 1er décembre où nous retrouvons un des autres best-sellers des théories néolibérales : le poids des dépenses sociales françaises.

Mais attention, nous ne sommes pas sur une vulgaire chaîne d’info en continu à la botte de son propriétaire milliardaire, nous sommes sur le service public, et ici on respecte l’auditeur, on l’élève, on lui donne les moyens de réfléchir. Ainsi n’est il pas question de lui expliquer ce qu’il doit penser mais de lui présenter des faits et de faire confiance en son sens critique et son discernement pour en tirer lui-même les conclusions qui s’imposent entre 2 tartines au petit déjeuner.

La trame est la suivante : la France est médaille d’or des pays de l’OCDE pour ses dépenses sociales, elles représentent plus de 30% de son PIB. C’est même plus que les pays scandinaves réputés pour leur modèle social. Mais ça ne doit pas être si efficace que ça puisque tout le monde râle et on se retrouve avec un déficit monstrueux (médaille d’argent derrière la Roumanie). Dire que certains nous expliquent que la France est néolibérale…

Voilà. Si vous avez conclu de cette chronique que tout ça coûte trop cher (un pognon de dingue !) et qu’il semblerait raisonnable de mettre fin à cette gabegie pour dépenser l’argent de manière plus efficace, nous vous laissons l’entière responsabilité de cette conclusion. Ce n’est pas ce qu’a dit Dominique Seux en tout cas, qui n’a fait qu’énoncer des quasi-vérités, certes bien choisies.

Et puisqu’il nous laisse le soin de conclure ou d’interpréter sa chronique comme bon nous semble, nous préférons nous laisser aller à quelques questions que nous vous soumettons.

Pourquoi cette présentation ? 

Toute la chronique est basée sur la comparaison entre pays de l’OCDE du montant des « dépenses sociales » en pourcentage du PIB. Mais quels présupposés se cachent derrière ce vocabulaire et ce choix d’indicateurs?

Bien sûr une remarque classique consiste à rappeler que comparer la dépense publique au PIB n’a pas forcément beaucoup de sens et revient à comparer des choux et des carottes. Des économistes sarcastiques comme Thomas Porcher expliquent d’ailleurs qu’avec cette même méthode on peut affirmer que la dépense privée représente 200% du PIB. Pourquoi alors présenter les chiffres de cette manière qui risque de nous embrouiller ? Serait-ce fait pour nous induire à penser que toute dépense publique se fait au détriment du privé ? Nous ne suivrons pas cette pente et laisserons (nous aussi) le soin au lecteur d’approfondir ces questions et de se faire son idée.

Quoi qu’il en soit, reconnaissons que Dominique Seux n’y est pour rien dans le choix de cette présentation et qu’il ne fait que reprendre celle de l’OCDE. Et puisque que cette institution qu’on ne peut pas soupçonner de sombrer dans l’idéologie (hum..) présente les choses de cette manière, suivons nous aussi ce format d’analyse. Car il est vrai après tout qu’une bonne partie des dépenses sociales contribue effectivement au PIB. Mais n’oublions pas que le PIB représente la valeur créée chaque année. Ne devrait-on pas alors être fier d’un système public qui contribue autant à la création de valeur ? Et puisqu’il s’agit de comparer à un indicateur qui mesure la production, pourquoi parle-t-on d’ailleurs de “dépenses de santé” et non pas de “production de soin” par exemple, mettant ainsi en avant cette valeur créée?

Poursuivons nos questionnements.

Les dépenses sociales publiques des pays sont-elles réellement comparables ?

En s’intéressant aux dépenses publiques, la chronique ne passe-t-elle pas sous silence des différences majeures de modèle entre les pays ? Il nous semble pourtant normal que la dépense publique de santé soit faible aux Etats-Unis car le système repose largement sur un système d’assurances privées. De la même manière, les dépenses publiques pour les retraites sont plus faibles en Suisse ou aux Pays-Bas dont une grande partie du système repose sur la capitalisation. L’étude de l’OCDE prend d’ailleurs en considération ces différences et compare ainsi les dépenses sociales totales (publiques + privées) des pays pour les mêmes prestations :

Dépenses sociales totales (publiques + privées)

Si la France reste en tête du classement, il est toutefois intéressant de noter que la médaille d’argent revient aux États-Unis, qui n’est pas un parangon de socialisme bureaucratique a priori. Pourquoi donc Dominique Seux affirme-t-il alors dans sa chronique que la France dépense « bien davantage » que les USA pour la protection sociale ? La comparaison avec ce pays est d’ailleurs particulièrement éclairante : selon la Banque mondiale, la France consacrait en 2017 (dernière occurrence disponible) 11,3% de son PIB à ses dépenses de santé, contre 17% aux États-Unis. Pourquoi ne pas mettre en avant cette belle efficacité française puisqu’il s’agit de décerner des médailles ? Ne pourrait-on pas conclure plutôt que, si la France dépense beaucoup, elle est loin d’être l’anomalie complète que sous-entend Dominique Seux, pour peu que l’on compare ce qui est comparable ?

Cette comparaison avec les Etats-Unis (dont on connaît le caractère fondamentalement inégalitaire du système de santé) devrait d’ailleurs nous conduire à nous interroger sur le retour sur investissement des dépenses, les résultats obtenus, plutôt que sur leur seul niveau. Nous poursuivons ainsi notre enquête dans les indicateurs fournis par l’OCDE et découvrons que finalement, la France n’a globalement pas à rougir de ses performances – même s’il faut noter qu’elle n’est pas en première position, ici pour la pauvreté puis l’espérance de vie à la naissance :

Taux de pauvreté des pays de l’OCDE

Espérance de vie à la naissance dans les pays de l’OCDE

Faudrait-il dépenser moins ?

Mais nous nous égarons, revenons à la chronique. Le tableau dressé par Dominique Seux avait semble-t-il pour objectif de nous conduire à nous interroger sur la manière de réduire ces dépenses sociales publiques. Laissons de côté la piste de la privatisation, l’exemple de la santé aux Etats-Unis ne semble pas être une voie très prometteuse et le gouvernement nous promet que la bascule dans un système de retraite par capitalisation n’est pas à l’ordre du jour. Il ne reste plus pour réduire ces dépenses sociales qu’à couper dans les budgets. Mais pourquoi Dominique Seux ne nous dit pas ce que ça veut dire concrètement ? Cela semble pourtant assez évident : baisser les dépenses pour les retraites c’est baisser les pensions, élever l’âge de départ ; baisser le coût de l’assurance chômage c’est réduire les indemnités de chômage, etc. Est-ce cela que l’on veut ?

L’Allemagne l’a fait d’ailleurs dans la dernière décennie : loi Hartz sur l’assurance chômage (lire L’enfer du miracle allemand, monde diplomatique de septembre 2017), réforme à point du système de retraite (lire En Allemagne, la retraite à points a accru la pauvreté des personnes âgées, Mediapart Janvier 2020) . On a maintenant le recul nécessaire pour voir ce que cela donne : une explosion de la précarité et de la pauvreté des chômeurs et des personnes âgées. Nous laissons soin au lecteur curieux de lire les articles en référence s’il souhaite se faire une idée du bilan. En tout cas, si c’est cette direction que Dominique Seux souhaite prendre, il sera servi par les réformes proposées par le gouvernement Macron qui s’inspirent directement du sacro-saint modèle allemand.

Mais après tout, si toute cette nouvelle pauvreté nous permettait de descendre du podium de la honte, cela n’en vaut-il pas la peine quand on ne vit les choses qu’au chaud derrière son micro de commentateur ? Prenons alors la Grèce qui en termes de mesures d’austérité drastiques devrait être un modèle pour nous (baisse de 30% des pensions de retraites, etc.). Qu’observe-t-on ? Le PIB grec a diminué dans les mêmes proportions, si bien que le ratio dépense publique sur PIB est quasiment le même aujourd’hui qu’il y a 10 ans, avant l’application de la cure…

Ainsi tout se passe comme si toute baisse de la dépense sociale impliquait une baisse du PIB, et inversement. Les 2 grandeurs semblent intimement liées, ce qui n’est pas étonnant finalement. Les choses ne vont pas être si simples pour faire baisser ce fichu ratio, peut-être préférera-t-on garder notre modèle social finalement… 

La dette est-elle causée par les dépenses sociales ?

Poursuivons nos interrogations. En passant comme il le fait du classement des dépenses sociales à celui du déficit public, on se dit tout de suite qu’il y a un lien, que toutes ces dépenses ont forcément accru la dette-qu’on-va-laisser-à-nos-enfants… Impossible de ne pas penser au fameux « trou de la Sécu ». Regardons de plus près :

Ah, ça alors ! Il semble en fait que les comptes de la Sécurité sociale tendent à s’équilibrer ces dernières années – et ce sont donc les dépenses de l’État qui créent le déficit public (peut-être un lien avec les allègements d’impôts pour les plus fortunés? c’est un autre débat…). Serait-il donc trompeur de mettre en relation déficit public et dépenses sociales de manière générale ? On n’ose croire à une telle malhonnêteté intellectuelle sur le service public…

Mais quand même, il a raison quand il dit que certains profitent du système, non?

Qu’y-a-t-il derrière ce sous-entendu : des pensions de retraites sont-elles versées à des gens qui travaillent encore ? Des personnes en pleine forme sont-elles destinataires de prestations d’assurance maladie sans actes médicaux pour le justifier ?

Là encore, Dominique Seux ne fait que le suggérer mais on comprend très bien : recevoir une prestation sociale, c’est être un assisté, un profiteur. Il semblerait malheureusement que ce soit totalement faux – les prestations sociales visent bel et bien « ceux qui en ont besoin » et ont un effet majeur sur la redistribution des ressources et la réduction des inégalités :

Ce modèle n’est pas parfait et laisse encore 14% de pauvres dans la population. On peut sûrement l’améliorer mais il n’est pas sûr que la piste suggérée par Dominique Seux le permette, bien au contraire.

Enfin bon, tout cela montre quand même que le néolibéralisme en France est une vaste blague non?

Les excités d’extrême gauche parlent du néolibéralisme, ceux qui savent (comme votre chroniqueur préféré) regardent les chiffres : on dépense tellement ! On peut lui donner raison sur un point : les dépenses publiques n’ont pas vraiment diminué ces dernières décennies, elles ont plutôt arrêté leur croissance et eu tendance à stagner. Mais on pourrait aussi voir les choses autrement et trouver que c’est déjà une belle performance dans un contexte où le vieillissement de la population aurait dû faire croître les dépenses pour les retraites ou pour la santé, sans compter le poids pour l’assurance chômage des crises successives du capitalisme et de la croissance quasi continue du taux de chômage depuis des décennies.

Ainsi nous n’avons pas rêvé les réformes des retraites qui ont reculé l’âge de départ, changé les règles de calcul. Nous n’avons pas rêvé la stagnation des budgets, les gels des points d’indice, les non-revalorisations, etc. Et au-delà de l’aspect purement budgétaire c’est toute une logique gestionnaire qui a été mise en oeuvre, contraignant les soignants à passer toujours plus de temps à remplir des tableaux, et toujours moins de temps auprès des patients. Nous n’avons pas non plus rêvé, au printemps dernier, la catastrophe à laquelle nous a conduit la gestion des hôpitaux comme des usines automobiles, c’est-à-dire à flux tendus, avec zéro stocks (comprendre : zéro lit inoccupé). Tout cela existe, n’en déplaise à Dominique Seux.

Il y a bien eu des allégements de charges sociales, des privatisations de ressources, des changements de règles rendant les conditions d’obtention de certaines prestations plus difficiles pour les nouveaux arrivants, etc. Mais le système français résiste, et sans doute mieux qu’ailleurs, pour l’instant. Mais comme l’a montré Romaric Godin dans son dernier livre (La Guerre sociale en France, Aux sources économiques de la démocratie autoritaire), la poursuite des réformes néolibérales pour démanteler les protections sociales conduira nécessairement à une montée en puissance de la conflictualité et de la répression autoritaire des oppositions. Dominique Seux n’a-t-il pas l’impression que c’est exactement ce que nous sommes en train de vivre, notamment depuis le début du quinquennat Macron ?

Et ne faut-il pas voir l’esprit néolibéral à l’œuvre dans la guerre menée aux salariés dans tous les aspects de leur travail, pour tuer dans l’œuf toute velléité de résistance ou même d’organisation collective :

  • Lean management, maintenant dans les services, qui isole et impose des cadences frénétiques.
  • Réformes successives du Code du travail, dont l’objectif presque obsessionnel est de faciliter les licenciements. Pour un licenciement effectif, combien de menaces, de sous-entendus, de chantages à la peur ?
  • Chief happiness officers, « entreprises à mission » et autres niaiseries du développement personnel pour les cadres – on les fait un peu moins marcher à la peur et un peu plus à l’endormissement de la pensée et au conformisme. C’est un autre genre mais l’objectif est le même.

 

Beaucoup de questions ne seront donc pas posées dans les chroniques quotidiennes de la radio publique. Douze années sans contradicteur ou presque auraient dû nous faire accepter la conception simple des rouages économiques de notre monde tels qu’ils nous sont présentés tous les jours, mais nous avons malencontreusement dérapé et avons commencé à poser quelques questions. Sans doute la faute à toutes ces fake news qu’on lit sur Internet… Nous prions en tout cas le lecteur de nous excuser si ce texte a perturbé la tranquillité de son petit déjeuner dans le monde merveilleux de Dominique Seux.

 

 

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