Le terreau bourgeois et les études de commerce forment un combo qui vous éloigne rarement d’une orbite extrême centriste euro-béate. Mais avec une expérience communautaire dans la jeunesse, une collision des mondes en expatriation et un regard lucide sur les dogmes néolibéraux confrontés à leurs conséquences réelles, la conscience politique peut s’en trouver bouleversée et la trajectoire déviée vers des astéroïdes jaunes fluo. Récit d’un engagement politique.
Je viens d’une famille bourgeoise de la banlieue Ouest parisienne, ayant connu une certaine ascension sociale sur les dernières générations, particulièrement dans ma famille paternelle : arrière-petit-fils de vigneron, petit-fils d’instituteur, fils d’ingénieur, mon père était directeur financier de grands groupes. Du côté de ma mère, au foyer, une famille de commerçants et pharmaciens parisiens, et des ancêtres notables de province. Des deux côtés, un très fort attachement au terroir, même si plus personne n’y vivait à l’année depuis des générations. J’ai passé toutes mes vacances à la campagne. J’en ai gardé le contact avec la nature, le monde rural, grandir avec des amis moins favorisés, qui ont tous suivi des formations professionnelles jeunes, les études dans la région étant limitées. J’ai aussi été marquée par le côté très communautaire de cette famille : on s’entassait à trente l’été dans notre vieille maison au confort spartiate. Mes parents étaient peu matérialistes : je portais beaucoup les vêtements de mon frère, ceux de cousins et cousines plus âgés, nous sortions peu. Ma mère avait choisi de rester au foyer, faisait les tâches ménagères, recousait les habits troués, jardinait etc.
J’avais des facilités à l’école, après le primaire et le secondaire à l’école publique, par indécision entre les voies scientifique et littéraire, ainsi qu’intérêt pour l’économie, je passai un bac ES puis rentrai en prépa HEC dans un grand lycée privé parisien. Là, je pus me rendre compte que bien qu’ayant fait le programme de terminale dans un lycée de la banlieue chic et brillé au bac, j’étais très en retard par rapport à ceux venant de lycées plus prestigieux, qui avaient pris beaucoup d’avance sur le programme de prépa. Pour la première fois de ma vie, je me mis vraiment au travail, moins par motivation de réussir que par sincère intérêt pour les matières étudiées : histoire économique, culture générale, mathématiques, langues etc. J’avais peu de temps pour m’intéresser à la politique et je manquais de références, mais je ne garde pas un souvenir très orienté idéologiquement de ces cours. Globalement même sur l’économie on restait assez factuels et on étudiait différentes théories contradictoires. Je vote pour la première fois pour la présidentielle de 2002, et choisis Chevènement qui me semble le plus pertinent. Mon père, très eurosceptique, parle souvent de politique mais est abstentionniste, pour lui les élections légitiment avant tout ceux qui ont de l’argent et il tient un discours assez désabusé sur ce système. Ma mère vote à droite, plutôt par sociologie de bourgeoisie catholique que pour ou contre un quelconque programme.
Une fois en école (grande école de commerce en banlieue parisienne), par contre, l’ambiance change et les cours comme les discussions partent du présupposé que la dérégulation c’est l’avenir, que l’Etat est forcément obsolète et archaïque et qu’il ne s’agit que de disrupter pour libérer la croissance. Les entrepreneurs sont généralement révérés, même si pendant mes études on assiste déjà à la première bulle internet avec beaucoup d’entreprises qui restent sur le carreau. Généralement, la politique est très loin des intérêts des étudiants, pour la plupart de grands enfants qui ne pensent qu’à s’amuser après des années de travail intensif en prépa. Quelques-uns sont impatients de travailler en finance, dans le conseil, ou en marketing, mais la plupart sont juste de bons élèves qui suivent une voie « royale ». Le niveau intellectuel des cours est assez bas par rapport à la prépa. Certains font demi-tour et quittent l’école très rapidement pour partir faire des études plus épanouissantes intellectuellement, ou font des doubles cursus en limitant beaucoup leur temps et investissement à l’école. Généralement les étudiants ont quand même du recul sur leur formation et plaisantent parfois sur le côté superficiel de celle-ci, la novlangue du management, etc. J’y rencontre quand même quelques personnes plus éveillées, qui choisissent des voies non conformistes, certains actuellement très actifs dans les Gilets Jaunes. Pour ma part je m’inclus dans les insouciants et passe le plus clair de mon temps en école à faire des activités artistiques avant de choisir de travailler dans le numérique, après des stages dans la musique et la publicité.
Ayant envie de voyager, je prends un premier poste en Angleterre, pays où j’étais déjà partie en stage, je ne m’intéresse toujours pas beaucoup à la politique, mais l’éloignement me fait m’intéresser à l’histoire de mon pays ainsi que celui de mon pays d’accueil. Habitant loin de mon travail, j’ai pu expérimenter les trains privatisés hors de prix, très souvent en retard, pour une part exorbitante de mon salaire. Evidemment, dans mon secteur en croissance florissante, il y a assez peu de remise en question du modèle dominant. Beaucoup autour de moi sont passionnés de conférences TedX, admirent Ray Kurzweil, Elon Musk, rêvent de conquête spatiale, beaucoup pensent que la technologie nous sauvera etc. Je perçois confusément qu’il y a une idéologie cachée derrière tout ce qui est présenté comme des évidences et le sens du progrès, de l’histoire, mais j’ai du mal à en distinguer les contours, étant immergée dedans, de la même façon que les poissons doivent avoir du mal à distinguer l’eau. Je me pose de plus en plus de questions sur la politique et l’économie, j’essaye de confronter plusieurs points de vue, je m’abonne à la fois à la bible libérale The Economist et en parallèle je lis des économistes critiques comme Stiglitz, Krugman, Piketty, Sapir… Je vois les taux délirants (6% de rémunération sur compte-épargne) proposés par Icesave (banque islandaise) et me dis que cela va mal finir, et bientôt éclate la crise de 2008. Nous rentrons en France avec mon mari, où je commence à m’intéresser de plus en plus à la surveillance numérique avec Hadopi, le projet Acta contre lequel je pars manifester, je m’intéresse à Wikileaks, aux révélations de Snowden… Je suis ensuite mon mari à qui son entreprise a entre-temps proposé un poste à l’étranger dans un pays lointain. Le contraste est flagrant, beaucoup de choses y semblent n’avoir aucun sens dans le contexte de la mondialisation marchande et du primat de l’économique sur tout le reste, ce qui ne veut pas dire que ce pays est complètement épargné. Mon mari et moi avons le bonheur d’avoir des enfants, ce qui m’occupe évidemment beaucoup mais me fait encore faire un pas de côté supplémentaire en plus de l’expatriation. Je commence à m’intéresser sérieusement aux problématiques d’environnement, en plus de la politique et de l’économie. Je lis autant que possible entre deux changements de couches, j’écoute des podcasts en poussant mon landau. L’été, on rentre souvent en vacances en France, toujours à la campagne, je vois les ouvriers agricoles travailleurs détachés roumains dans les champs trimant pour quelques centaines d’euros, les poubelles jaunes ramassées une fois toutes les deux semaines quand elles sont encore ramassées et qu’il ne faut pas aller soi-même au point de collecte, plus de train de nuit, les gares qui ferment, plus d’éclairage public la nuit. En 2016, outrée du sort qui est fait à la Grèce et voyant en l’UE la courroie de transmission de la mondialisation la plus brutale, je rentre en résistance active, j’adhère à un parti politique prônant le Frexit et commence une section locale dans mon pays d’accueil, me permettant de rencontrer des gens brillants, tous en colère contre ce système qui détruit la France et le monde. Les élections arrivent, les discussions politiques avec la plupart de mes amis sont démoralisantes, il y a beaucoup de naïveté et d’intoxication médiatique. Surtout, un conservatisme implacable et une vraie défiance de classe, assortis d’une résignation totale au TINA, « There is no alternative ». Je me démène pour les élections présidentielles et législatives, déçue au final par les faibles résultats de mon parti mais surtout horrifiée par la victoire de LREM. Je me rappelle du titre de la chronique de Michel Onfray « les loups sont rentrés dans Paris » et effectivement c’est la curée, je connais déjà le programme qui est l’application des directives de l’UE, un copier-coller de ce qui s’est produit en Grèce.
Je continue à travailler entre deux congés maternité, mais je me sens un peu décalée par rapport à mon environnement professionnel. Je vois les entreprises optimiser fiscalement, ouvrir des bureaux dans des endroits improbables juste pour payer moins d’impôts, pour ensuite gaspiller beaucoup d’argent dans des projets fumeux, beaucoup de bulles, alors que l’argent qu’elles ont soustrait manque pour des choses essentielles. Les acteurs se comportent comme si les ressources naturelles étaient infinies et parfaitement recyclables, sans parler du réchauffement dû aux centres de données, cela passe largement en-dessous du radar de la plupart des personnes travaillant dans le secteur, qui passe des mains des passionnés à ceux des gestionnaires, les modèles économiques dérivent vers la prédation pendant que les développeurs sont exploités. A la décharge des entreprises, la financiarisation rend impossible de se comporter vertueusement, sans régulation l’entreprise qui essayerait de son propre chef serait sans pitié balayée et croquée par ses concurrentes. Le souci de la France m’empêche régulièrement de me concentrer sur mon activité. Je ne comprends pas comment même d’un point de vue de l’économie et de l’innovation, on peut espérer plus d’entreprenariat et donc de prise de risques en supprimant tous les filets de sécurité et les services publics. Comment peut-on s’attendre à voir émerger les meilleurs entrepreneurs et les meilleurs projets si quitter son job est un risque fou suite au démantèlement des protections sociales et qu’aucune infrastructure publique ne fonctionne correctement ? Comment peut-on vouloir faire l’économie de la connaissance et massacrer l’école publique ? Comment participer à la croissance (en admettant son bien-fondé, que je remets en cause) si on est malade, handicapé ou décédé prématurément suite à la destruction du système de santé ? Et pendant qu’on enfume les gens en leur parlant de « start-up nation », on vend à la découpe toutes les entreprises stratégiques françaises, le plus souvent avec la complicité du pouvoir, comme le montre l’affaire Alstom. Parallèlement, chez mes amis d’école de commerce, s’il n’y a pas beaucoup de remise en question du « système » il y a beaucoup d’interrogations personnelles sur le sens de leur travail, de reconversions, de burn-out…il y a parfois un phénomène de « dissonance cognitive » chez eux, mais avec une tendance à voir les choses comme un problème individuel. Beaucoup sont néanmoins contraints avec enfants et crédits et continuent bon an mal an.
La santé de nos parents décline avec l’âge et nous décidons de nous rapprocher en rentrant en France. La loi travail, la réforme de l’assurance chômage, etc s’enchaînent. Les hôpitaux, l’éducation, tout commence à craquer de plus en plus. Quelques mois après notre retour, alors que je désespérais, avec les Gilets Jaunes commence une longue et magnifique révolte. Le pays refuse de se laisser euthanasier par ses « élites », le peuple enfile des vêtements à haute visibilité et crie « on est là » à ceux qui détruisent leur vie comme s’ils n’existaient pas, comme s’ils avaient déjà disparu. La répression policière est terrifiante, des éborgnés, des mains arrachées, des armes de guerre. Je vais manifester une ou deux fois, suis terrorisée par les explosions et pars me réfugier dans un café… C’est de toute façon très difficile d’y aller, avec des enfants en bas âge. Je soutiens autant que je peux autrement, sur les réseaux sociaux, en donnant de l’argent à toutes les cagnottes, médias, etc possibles, en continuant à militer, en tractant pour essayer d’empêcher la vente d’ADP et promouvoir le RIC, en laissant fièrement mon gilet jaune sur mon tableau de bord… Je retourne manifester contre la réforme des retraites, plus facile en semaine. On entre dans une vraie logique de durcissement, la grève la plus longue depuis des décennies. Je sais que l’UE impose cette réforme, le gouvernement ne pliera pas et va jouer le pourrissement , la faisant passer au 49.3 pour respecter le calendrier des recommandations de Bruxelles, malgré l’avis du Conseil d’Etat. Derrière viennent encore le démantèlement de la Sécu, d’EDF, encore plus de libre-échange destructeur pour l’environnement et les droits sociaux… le tout encore aggravé par la crise du covid et sa gestion calamiteuse dont on va faire payer la facture au peuple, ceux qui ont fait tourner la machine pendant l’épidémie… Les nouvelles directives européennes pour la France sont sorties et précisent bien que le relâchement de l’austérité n’est que temporaire et qu’il faudra continuer à asphyxier l’hôpital et les services publics. Il faut vraiment continuer à se battre et ne rien lâcher. Au-delà de la répartition des richesses, il s’agit de défendre la dignité des gens ordinaires, qui sont aujourd’hui traités comme des pions ou des machines. En tant que citoyenne, membre d’une « élite » bourgeoise et éduquée, j’ai une responsabilité envers le peuple qui a financé mon éducation (largement publique), ceux qui nous nourrissent, soignent, rendent service, etc. La moindre des choses est de mettre nos compétences au service de l’intérêt général des habitants de notre pays et non pas de les livrer en pâture à des rapaces affamés. C’est l’essence même de la civilisation, que les gens ordinaires aient une « dignité commune » comme dirait Orwell. Cela suppose de retrouver une souveraineté et une résilience presque disparues. Aujourd’hui je suis heureuse de trouver votre collectif et de le rejoindre pour mener ce combat.
4 réponses
Beau parcours de vie …. more to come
Merci pour ce témoignage et surtout pour votre engagement. C’est très intéressant et je dirais même rassurant d’une certaine manière. En effet, la situation sociale dont on hérite n’est pas forcément une fatalité en termes d’idéologie. Vous prouvez qu’il n’est pas interdit de réfléchir/d’agir tout en défendant l’intérêt général. Quand je dis intérêt général, je parle de toutes les strates de la société, allant des moins favorisés aux mieux lotis d’entre nous.
Cette manière de s’engager n’est pas anodine et parfois cela peut susciter l’incompréhension de ses proches. C’est peut-être la chose la plus courageuse de s’affirmer ainsi, en s’affranchissant du microcosme idéologique dans lequel on grandit et que les autres (et notamment les proches) attendent que nous défendions. Alors juste Bravo!
Beau témoignage.
J’avoue trouver beaucoup de similitudes avec ce que j’ai vécu.
Une des clés pour se sortir de se marasme est l’éducation populaire et la contre propagande. Ce système ne tient que parce qu’une partie importante de la population dort toujours, mais heureusement, une portion de plus en plus grande se réveille. Aidons la majorité dormante à « sortir de la matrice »…
Oui! Merci pour votre témoignage!
Ne peut-on pas ajouter Lordon et Friot à votre liste?
Ensemble on est plus fort…