Au sein des plus grandes institutions monétaires mondiales (FED, BCE, Bank of Japan, Bank of England), des opérations monétaires non conventionnelles se multiplient depuis la crise financière de 2008. Pour répondre à la crise économique actuelle, de nombreux économistes invitent à considérer des solutions monétaires autrefois taboues. Issue des courants hétérodoxes, la Théorie Moderne de la Monnaie (MMT) a pris un coup de projecteur énorme grâce à la campagne présidentielle de Bernie Sanders et l’inclusion dans son programme de la “Job Guarantee”. Cette théorie économique renouvelle la compréhension du fonctionnement du système monétaire jusque dans les salles de marchés : nous interviewons aujourd’hui à son sujet Tristan, trader, dont l’approche conceptuelle de la monnaie et de la société a profondément évolué grâce à la MMT.
Les Infiltrés : Peux-tu nous présenter rapidement ta formation et ton parcours professionnel ?
Tristan : Je suis issu d’une famille de la classe moyenne supérieure (parisien des quartiers populaires, pas de problèmes d’argent, vacances annuelles…) plutôt à gauche, grâce aux grands-parents communistes et syndicalistes. Parcours sans embrouilles, prépa, école d’ingénieur, premier job en finance (trading de produits dérivés) un peu par hasard. Le choix de me diriger vers ce secteur a très clairement été l’appât du gain. Ne laissez personne vous dire le contraire. On va travailler dans une banque pour gagner de l’argent. Tous les talents qui sont utiles dans le secteur bancaire peuvent être exercés ailleurs. Mais c’est moins bien payé. Depuis la banque, je me suis ensuite dirigé vers un emploi dans un fonds d’investissement, d’abord en gestion des risques, puis en tant que gérant de portefeuille dans un fonds « global macro ». Le métier consiste à interpréter et/ou prévoir les signaux macroéconomiques pour ensuite investir l’argent des clients sur les bons instruments, au bon moment et au bon endroit. C’est un métier très intéressant, avec de la réflexion à court et moyen terme sur les tendances économiques et les initiatives des banques centrales et des gouvernements. L’objectif reste cependant là encore d’être payé le plus possible, pas de proposer des réformes pour améliorer la société.
LI : Comment en es-tu venu à t’intéresser à la Modern Monetary Theory (MMT) ?
T : Étant donné que je prenais des positions sur les taux de change et les taux d’intérêt, j’étais toujours à l’affût pour essayer de trouver un cadre de pensée qui permettrait d’expliquer les mouvements des marchés financiers et donc potentiellement les prévoir. C’est ainsi que j’ai découvert MMT. En 2008, au moment où la plupart des économistes néolibéraux paniquaient à l’idée que le Quantitative Easing (QE) allait créer de l’inflation et détruire la capacité des États-Unis à « emprunter » sur les marchés pour financer les dépenses en faisant exploser les taux d’intérêt, les économistes MMT, parmi d’autres, prédisaient correctement que bien au contraire, cette politique ferait massivement baisser les taux et que les Etats-Unis n’auraient aucun problème à émettre de nouvelles obligations. Sur cette période, les taux d’intérêt à 10 ans sont passés de plus de 4% à moins de 1% aujourd’hui avec des augmentations massives du déficit américain entre temps. Et cette histoire n’est pas limitée aux USA. Le même schéma s’est ensuite répété pour l’ensemble de la planète.
En m’intéressant plus précisément à cette école de pensée, j’ai ensuite compris en quoi elle permettrait de fondamentalement revoir le mode de fonctionnement de notre société. En effet, la plupart des décisions qui sont prises aujourd’hui dans le monde sont guidées par un principe simple : un État doit fonctionner comme un foyer, en équilibrant ses dépenses et ses revenus. Les États agissent comme si la monnaie était disponible en quantité limitée, quand bien même ils en sont les seuls émetteurs. Ce principe est profondément erroné et conduit à prendre de mauvaises décisions, entraînant de la souffrance quotidienne pour des millions de personnes à travers le monde.
LI : Peux-tu nous resituer un peu l’origine de la MMT, à quoi fait référence « Modern » dans son appellation ?
T : MMT est un courant de pensée économique ne sur un forum de discussion entre macro-économistes post-keynésiens en 19971 Voir ici pour les détails. Plusieurs d’entre eux étaient arrivés indépendamment à des conclusions similaires, notamment sur le concept de l’État comme employeur en dernier ressort. Le mot “modern” fait référence à la monnaie fiduciaire, donc à la période post 1971, quand Nixon a découplé le dollar US du prix de l’or.
LI : Quels sont en quelques mots les principes de cette théorie ?
T : Je voudrais d’abord préciser que MMT est apolitique. Il s’agit d’une loupe qui permet d’interpréter les décisions macro-économiques (et donc politiques) sous un nouveau jour.
On se place ici dans le cadre d’un état qui est souverain monétairement. Ce concept recouvre en fait une gamme de situations2visionner cette excellente vidéo sur le sujet. On peut cependant le résumer en disant qu’un état souverain militairement, qui émet sa propre monnaie en régime de change flottant et qui ne dépend « pas trop » des importations pour ses besoins vitaux (Énergie, nourriture, eau…) est souverain monétairement parlant. C’est le cas de la majorité des pays développés dans le monde, une des exceptions majeures étant bien sûr les pays membres de la zone Euro dont la France, puisqu’ils ne contrôlent pas l’émission de leur monnaie, bien que remplissant aisément les autres conditions.
- Un pays qui émet sa propre monnaie n’a aucune contrainte financière. Il peut toujours acheter tout ce qui est disponible à la vente dans sa propre monnaie (cela inclut le travail de ses citoyens). Les impôts ne financent pas les dépenses publiques. Cet État n’a pas besoin d’émettre d’obligations pour « emprunter » sa propre monnaie sur les marchés.
- La seule limite à la dépense publique est l’inflation, phénomène qui se produit une fois que l’ensemble des ressources réelles du pays en question est utilisé (ressources technologiques, ressources naturelles et force de travail). La contrainte à laquelle est soumis un État qui émet sa propre monnaie est donc une contrainte réelle, pas financière.
Il s’agit de bien insister sur le fait que MMT n’est pas un ensemble de politiques publiques ou de recettes à adopter pour un pays qui contrôle l’émission de sa monnaie. C’est une description du fonctionnement du système monétaire qui autorise ensuite à reconsidérer « l’espace fiscal » dont dispose un pays (sa capacité à dépenser de la monnaie nouvellement créée sans déclencher d’inflation). La manière dont cet argent doit être dépensé, ou même s’il doit être dépensé est une décision hautement politique et qui doit être prise démocratiquement en connaissance de cause. MMT permet d’avoir les idées claires sur ce sujet.
LI : Que penses-tu de la critique généralement émise à l’égard de la MMT dénonçant le caractère fallacieux de la monnaie magique permettant d’échapper à la contrainte financière ?
T : Un État n’est pas comparable à un foyer ou une entreprise. L’État dispose bien de la capacité de créer de la monnaie ex-nihilo sans avoir besoin de s’appuyer sur des rentrées quelconque sous forme de taxes ou d’émission de dette. La meilleure démonstration possible est d’écouter les banquiers centraux l’affirmer : Ben Bernanke ici. On pourrait aussi simplement constater que la BCE, avec sa politique d’assouplissement quantitatif, achète déjà en quantité illimitée les dettes des Etats Membres. D’où vient cet argent ? Quelles taxes ont été prélevées pour permettre ces achats ? Quelles dettes la BCE a-t-elle émises pour lever les fonds dont elle a eu besoin ?
De la même manière, les banques commerciales ne sont pas limitées dans leur création monétaire (les prêts) par la taille de leur compte de réserves à la banque centrale (le fameux « money multiplier » cher aux monétaristes). Elles sont limitées par la régulation bancaire et l’appétit de leurs actionnaires. Encore une fois, ce sont les banquiers centraux qui en parlent le mieux3https://www.bundesbank.de/resource/blob/654284/df66c4444d065a7f519e2ab0c476df58/mL/2017-04-money-creation-process-data.pdf
https://www.bankofengland.co.uk/-/media/boe/files/quarterly-bulletin/2014/money-creation-in-the-modern-economy.pdf. Même si ce point de détail était par le passé vertement débattu, cela n’est plus le cas aujourd’hui. Pour des précisions, voir la référence 3, mais sinon gardons juste en tête que la monnaie de banque centrale peut être créée/dépensée en quantité illimitée (ce qui ne signifie pas qu’il faille forcément le faire) et que les banques commerciales font de même dans la limite des régulations bancaires. Le débat est résumé dans cet article de Scott Fullwiler.4Fullwiler, Scott T., Modern Monetary Theory – A Primer on the Operational Realities of the Monetary System (August 30, 2010) : article original en anglais ici
Il existe cependant une différence fondamentale entre la monnaie de banque centrale et la monnaie de banque commerciale. L’injection de monnaie de banque centrale crée des actifs nets pour le secteur privé alors que la création monétaire par l’intermédiaire d’une banque commerciale ne crée par définition pas d’actif puisqu’elle est le résultat de l’octroi d’un prêt.
Par ailleurs, l’évocation de la «monnaie magique» rejoint une des critiques les plus souvent employées contre MMT, formulée ainsi : MMT dit que les déficits ne sont d’aucune importance et qu’un pays peut toujours dépenser sans compter ce qui engendre un risque d’hyperinflation (Venezuela, Zimbabwe, Weimar etc….). Ceci est totalement infondé. En plus de bien préciser sous quelles conditions un État est à même de dépenser (souveraineté monétaire), MMT reconnaît bien au contraire que la seule limite qui a un sens à la dépense d’un État est justement l’inflation, car elle est le signe certain que toutes les ressources sont employées ou en passe de l’être. Cette inflation se produit quand le niveau de dépenses agrégé de l’économie dépasse la capacité de celle-ci à produire. Un État qui aurait compris MMT utiliserait l’impact inflationniste comme principal critère pour évaluer les mérites/démérites d’une mesure. La « vision » MMT de l’inflation est très bien résumée dans ce post (en anglais).
LI : Quel est le rôle de l’impôt dans la MMT s’il ne sert pas de moyen de financement d’emplois publics et d’investissement ? Sert-il uniquement de moyen de redistribution ?
Le rôle structurel de l’impôt est de s’assurer que la population utilise la monnaie de son État. Fondamentalement, la monnaie est une dette de l’État, qui peut être utilisée par le secteur privé pour rembourser sa propre dette auprès de l’État : les impôts. Et l’État s’assure que la collection des impôts est prise au sérieux grâce à son monopole sur la violence (dans ce cas, la condamnation à de la prison si les impôts ne sont pas payés). N’importe qui peut émettre de la monnaie. Le vrai problème est de la faire accepter pour l’achat de biens et services.
Quand la monnaie est fermement établie (comme c’est le cas dans la majorité des pays développés en particulier), les impôts représentent un moyen de libérer de « l’espace fiscal » pour l’État pour que ce dernier puisse s’approvisionner (acheter des biens et des services) sans créer d’inflation. On retire au secteur privé de la capacité de dépense pour que l’État puisse l’utiliser lui-même, ou le répartir différemment, ou choisir de ne pas l’utiliser pour ne pas créer d’inflation. Les impôts sont donc un mécanisme de contrôle de l’inflation, qui est aussi utilisé indirectement pour de la redistribution.
Quand ceci est compris, on se rend compte que l’impôt sur les sociétés par exemple est inutile. En effet, une société ne consomme pas stricto sensu. Elle ne consomme des ressources que dans l’optique de les vendre à quelqu’un. La consommation est donc uniquement la responsabilité du consommateur final. Les imposer ne sert donc à rien dans la lutte contre l’inflation. En revanche, tous les revenus tirés de l’entreprise par des individus devraient être imposés au même titre qu’un salaire. La différence de traitement fiscal qui est faite entre revenus du travail et revenus du capital n’a aucun sens du point de vue de la lutte contre l’inflation. Elle a un sens en ce qui concerne les problématiques de redistribution et d’équité évidemment, mais cela sort du cadre purement macro-économique.
L’État n’a pas besoin de l’argent des impôts (et en particulier des riches) pour financer tout ce qu’il a envie de financer et fournir des services à tous (et en particulier les plus démunis). Tous les arguments qui sont utilisés pour défendre un traitement fiscal “doux” des grandes fortunes sont une variation sur le thème “les riches payent pour nos services, il ne faut donc pas les surcharger d’impôts sinon ils vont partir et nous ne pourrons plus payer pour ces services”. Ces arguments sont particulièrement nocifs car ils attribuent une importance démesurée aux grandes fortunes et leur donnent donc plus de poids dans le processus décisionnaire : l’État est pris en otage par un mensonge et sa non-compréhension de ses propres opérations.
Pour plus de détails sur toutes ces questions, voir les références suivantes.5https://neweconomicperspectives.org/2014/05/taxes-mmt-approach.html
https://neweconomicperspectives.org/2014/05/need-taxes-mmt-perspective.html
https://neweconomicperspectives.org/2014/05/forget-taxes-redistribution.html
https://neweconomicperspectives.org/2014/05/taxes-public-purpose.html
LI : La MMT a gagné en notoriété auprès du grand public après son incorporation dans les programmes de Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez, et notamment leur mesure phare du Job Guarantee. Peux-tu nous parler un peu de cette Garantie de l’Emploi (GE) ?
Les chômeurs représentent un énorme gâchis pour la société ! Un gâchis humain avant tout puisque le chômage, en particulier de longue durée, a tendance à broyer ceux qui en sont victimes tant mentalement que socialement. Par ailleurs, toutes ces personnes sans emploi pourraient être employées de manière productive (la définition de « productive » pourrait là encore être l’objet de débats mais je ne pense pas que quiconque défende l’existence d’un chômage non désiré comme utile à la société).
Comme tu le notes à juste titre, une proposition qui fait partie intégrante de la partie prescriptive de MMT est la provision par l’État d’une garantie d’emploi. L’État devient de facto l’employeur en dernier ressort et garantit le droit à l’emploi pour l’ensemble de la population à un salaire socialement inclusif et des conditions sociales décentes (congés payés, sécurité sociale…). Ce programme n’a pas vocation à être permanent, de la même manière que les indemnités de chômage ont vocation à être temporaires. On remplace un stock-tampon de chômeurs par un stock-tampon d’employés. Cela permet aux personnes bénéficiant de ce programme de rester « employables » grâce à l’énorme préférence qu’ont les entreprises privées à employer des gens qui ont une activité.
Il faut également noter qu’il y a une forte dimension locale dans ce programme. Les emplois proposés doivent l’être là où les gens habitent. On pourrait imaginer des comités locaux qui décideraient des emplois qui seraient le plus utiles à leur communauté et que l’État prendrait alors à sa charge.
Je souligne ici l’initiative Territoires Zéro Chômeurs de Longue Durée (TZCLD) qui devrait être généralisée à l’ensemble du territoire et de la population. Le diagnostic qui a mène à la conception de ce programme est excellent même si la justification « économique » se concentre malheureusement encore sur l’équilibre d’un bilan financier.
Particulièrement dans la situation actuelle, si la garantie d’emploi était en place, l’État se retrouverait subitement avec beaucoup de personnes auxquelles il faudrait trouver une occupation. Étant donné que le système de santé est très clairement sous une énorme pression, on pourrait imaginer que ces personnes auraient été mises à la disposition du secteur hospitalier par exemple (répondre aux téléphones des hotline, organiser des distributions de nourriture, participer à l’effort de testing…).
En plus d’éliminer la peur du chômage dans la population et d’assurer un revenu qui permettrait à l’écrasante majorité de continuer à payer ses frais fixes, on aurait à disposition un vivier de personnes volontaires prêtes à être mobilisées immédiatement. Il s’agit d’une solution en tous points supérieure à ce qui existe aujourd’hui, même après les annonces du gouvernement à propos du renforcement de la prise en charge du chômage partiel.
La force du dispositif réside également dans le fait que celui-ci crée des “conditions planchers” d’emploi auxquelles le secteur privé devra se conformer sous peine de perdre ses employés au profit de la garantie d’emploi. De plus, dès que l’économie redémarre, les gens employés par la garantie d’emploi retournent dans le secteur privé. C’est un vrai dispositif contracyclique de stabilisation macro-économique.
LI : L’initiative Territoire Zéro Chômeurs de Longue Durée semble pourtant faire l’objet d’appréciations très contrastées à gauche. Certains y voient un retour du travail forcé (tu utilises l’expression de “vivier à disposition”), au rabais, prétexte à la baisse des protections de base pour qui le refuserait, idée très compatible avec l’idéologie néolibérale. Par ailleurs, la garantie de l’emploi offre un emploi en dernier ressort qui ne se substitue pas à l’emploi privé. Ainsi, ne faut-il pas craindre que ces emplois peu ou pas qualifiés soient toujours moins bien payés que dans le privé et déconsidérés socialement ? Comment expliquer que ces emplois non-marchands, pourtant très “utiles” selon la MMT, soient condamnés à ce statut de « sous-emploi » ? 6Note des infiltrés : on peut lire sur ce sujet l’article de Romaric Godin sur Médiapart
T : Ce programme fonctionne sur la base du volontariat ! Personne n’est obligé d’accepter un travail dans le programme de garantie d’emploi (GE) et c’est une mesure qui vient compléter les programmes de sécurité sociale déjà existants. Donc l’argument de travail forcé et de baisse des autres programmes sociaux est spécieux. La seule et unique comparaison qui doit avoir lieu est entre un chômeur et un employé de la GE.
Je te cite “Ainsi ces emplois risquent d’être moins bien payés que le privé, déconsidérés socialement, peu ou pas qualifiés.”
Moins bien payés oui. Je vois personnellement ça comme un point positif. Ca veut dire que les emplois dans le privé sont tous mieux payés que le niveau dont il a été décidé qu’il était nécessaire et suffisant pour vivre correctement dans notre société. Est ce que les chômeurs sont mieux payés que dans le privé ?
Déconsidéré socialement. Je ne vois pas ce qui permet a priori de dire que ces emplois seraient considérés socialement. Plus déconsidérés que le chômage ?
Peu ou pas qualifiés. Oui, il s’agit de faire en sorte que tout le monde puisse avoir accès à ce programme. De plus, quelle est la population à qui ce programme est très majoritairement destiné ? Les personnes peu ou pas qualifiées. Je ne vois donc pas vraiment le problème.
Si une personne employée dans la GE occupe un emploi qui est au fur et à mesure jugé indispensable par la communauté dans laquelle elle est employée, son emploi devrait être pérennisé et n’a pas vocation à faire partie de la GE.
Je m’oppose aussi fermement au terme de “sous-emploi”. Je ne vois pas ce qui permet de qualifier une occupation que la communauté a considéré comme utile de “sous-emploi”.
Le programme de GE n’a pas comme vocation de résoudre tous les problèmes de la société. On a pu se rendre compte pendant cette crise que les travailleurs les plus nécessaires ne sont pas forcément les mieux payés. Est-ce un sujet pour la GE ? Absolument pas ! C’est un programme de sécurité sociale, pas un programme de changement des critères d’évaluation de l’utilité sociale des emplois et de leur rémunération. Cela dit, la GE peut bien sûr conduire à ce que certains emplois, aujourd’hui totalement déconsidérés et mal rémunérés, le soient à un niveau décent.
Pavlina Tcherneva, spécialiste de la GE, répond à toutes ces questions et à bien d’autres, beaucoup mieux que moi, sur son site internet.
LI : Tu parlais du caractère “apolitique” de la MMT, mais le Job Guarantee (État employeur en dernier ressort) n’est-il pas une direction politique franche qui s’oppose notamment au courant ultra-libéral prônant la moindre intervention de l’Etat dans les activités non régaliennes ?
T : Excellente question ! Trouve-t-on aujourd’hui des gens qui défendent la thèse que l’on ne devrait pas soutenir les chômeurs ? L’État employeur en dernier ressort est tout simplement une meilleure manière de soutenir les chômeurs que ce qui existe aujourd’hui. Meilleure pour les chômeurs eux-mêmes et meilleure pour la société dans son ensemble grâce à sa conception comme mécanisme de stabilisation macro-économique non-inflationniste.
LI : Le sujet des dépenses publiques en France est récurrent, avec une France souvent pointée comme étant la championne mondiale de la dépense publique avec ses 56% de PIB. Pourtant, la crise sanitaire a fait apparaître des hôpitaux qui manquaient de sur-blouses, de masques, de respirateurs et de lits, ce sur quoi alertaient les soignants depuis quelques années. Comment doit-on considérer cette situation à la loupe de la MMT ?
T : Un des moments les plus choquants pour moi depuis l’élection de M. Macron a été “le grand débat national” à la section finances et dépenses publiques. La liste des questions était affolante. C’était plus ou moins une seule question : qu’est ce qu’on coupe pour réduire la dépense ? On est là en plein dans le mythe de l’Etat en tant que foyer qui doit équilibrer son budget, ceci étant érigé comme une vertu cardinale.
Une fois qu’on a compris que la monnaie est disponible en quantité illimitée (toujours dans la limite de l’inflation !) et que tout est une affaire de gestion de ressources réelles, les questions changent. Les questions qui devraient être posées sont : de quels services publics voulez-vous disposer ? De quelles ressources réelles avons-nous besoin pour y parvenir ? A-t-on assez de personnel qualifié à employer dans ces services ? Quels investissements sont nécessaires maintenant pour s’assurer de la présence de ces services dans le futur ? Doit-on réduire d’autres secteurs trop gourmands en ressources réelles pour permettre à ce service de fonctionner comme nous le voulons ?
La France a l’énorme chance et l’avantage d’être dotée d’un système de santé solide et solidaire qu’il faut absolument préserver. Les coupes budgétaires qui ont eu lieu depuis 30 ans, entraînant des diminutions de ressources réelles pour le secteur hospitalier, ne se seraient pas produites sous des gouvernements successifs qui auraient compris la MMT. La justification est en effet toujours la même. « On ne peut pas se le permettre », « Il n’y a pas d’argent magique » (Macron). « Et la dette Madame, vous y pensez ? » (Fillon). Quand vous enlevez aux politiciens la possibilité de faire appel à ce genre d’arguments, il devient beaucoup plus difficile de justifier des coupes dans les services hospitaliers.
On est là dans l’illustration parfaite de la différence entre ressource réelles et ressources financières. L’État pourrait dépenser sans compter maintenant, cela ne créerait pas pour autant les ressources réelles nécessaires à la bonne gestion de cette crise sanitaire majeure. Des médecins, infirmières et aides-soignantes ne vont pas être formées parce qu’on dépense de l’argent dans les trois prochains mois. Pas possible non plus de rajouter des lits dans les services de soins intensifs quel que soit le montant dépensé. Cela illustre parfaitement que les sujets sur lesquels il est important de se focaliser sont bien la gestion des ressources réelles. Cela illustre également le fait que des décisions prises pour des raisons de fausse pénurie de monnaie (« on n’a plus les moyens de payer le personnel soignant, réduisons le nombre de lits au maximum ») ont des impacts concrets et mortifères. Cette analyse se généralise évidemment à tous les services publics.
LI : Mais la France n’est pas souveraine monétairement, qui est une condition de validité de la MMT. Veux-tu dire que même au sein de la zone Euro, un pays comme la France pourrait s’inspirer des principes de la MMT pour mettre en oeuvre ses politiques monétaires et budgétaires ? Peut-on vraiment éluder la question de la dette et du financement des dépenses publiques en restant dans cette zone ?
T : Effectivement, les politiques publiques de la France sont en théorie contraintes par son appartenance à l’Eurozone. Les autorités monétaires (BCE) et budgétaires (Parlement Français) ne s’exercent pas au même niveau ainsi que le contrôle démocratique qui devrait les accompagner et ce décalage crée d’énormes casse-têtes. De plus, l’ADN même de la construction européenne est néolibéral : pacte de stabilité et de croissance qui limite arbitrairement les dépenses publiques, accès au crédit d’urgence européen pour les etats membres conditionné à des “réformes” encourageant le recours au privé pour les services publics ou leur réduction.
Quand on a compris MMT, on réalise l’absurdité de la construction économique de l’Eurozone. Pourquoi limiter a priori la dépense publique sans se préoccuper de quelles conditions ont créé les besoins pour cette dépense publique ? Pourquoi limiter cette dépense alors que les taux de chômage européens sont parmi les plus élevés dans le monde ? Il n’y a que deux possibilités pour résoudre ce problème.
La première possibilité c’est de croire que les liens entre les États membres vont continuer à se resserrer et qu’un mécanisme de transfert fiscal se mettra en place dans le futur, mettant ainsi l’autorité budgétaire et monétaire au même niveau, en pleine légitimité démocratique. On pourrait donc a ce moment-là utiliser à plein le pouvoir de la monnaie pour répondre aux besoins de la population européenne. C’est la solution envisagée depuis 20 ans, avant même la création de l’Euro, avec le succès qu’on connaît. Même le potentiel budget européen de 500 Mds avec des simili transferts fiscaux proposé par le couple franco-allemand est très loin de devenir un mécanisme pérenne, si tant est que cette proposition passe l’obstacle du vote unanime des pays membres. Sans oublier le fait que pendant que les peuples européens attendent que ces réformes se fassent, le système actuel détruit des vies, tue des gens (littéralement, dans le cas du sous investissement chronique dans les hôpitaux), aggrave les crises et maintient un chômage très élevé.
La deuxième possibilité est de mettre fin à cette expérience ratée qu’est l’Euro. De préférence une fin ordonnée, mais cela me semble malheureusement peu probable puisque les dirigeants refusent même de réfléchir à la possibilité d’une remise en cause de l’Euro. Cela ne voudrait pas dire mettre fin à la coopération européenne ou aux idéaux que défend l’Union Européenne bien entendu. Ce qui risque de se produire est donc un éclatement non coordonnée de la zone euro avec le départ de l’Italie par exemple, ou un regroupement entre pays à “philosophie” compatible (Allemagne+Pays-Bas+Autriche).
LI : L’État ne laisse-t-il tout de même pas la prérogative aux investisseurs privés de choisir qui doit produire quoi et par là-même le pouvoir aux marchés financiers pour l’essentiel, puisque la garantie de l’emploi n’est censée n’être qu’une mesure transitoire avant retour sur le marché de l’emploi traditionnel ?
T : La Garantie de l’Emploi ne prétend pas se substituer à une politique de planification industrielle dans les secteurs stratégiques. Ce n’est pas son objectif.
LI : Sans rentrer dans des débats de spécialistes7Pour se faire son avis, on pourra lire ici les explications détaillées de Bill Mitchell sur ce qui est nouveau dans MMT sur la réelle nouveauté ou sur la justesse des axiomes de la MMT, peux-tu donner quelques exemples d’événements réels qui selon toi montrent la supériorité de la MMT par rapport aux autres théories néo-keynésiennes partageant des fondements communs avec elle ?
T : Je ne suis pas académicien donc je ne connais malheureusement pas en détails ce que disent les autres courants de pensée néo-keynésiennes 🙂 En ce qui me concerne, son avantage principal c’est de permettre d’expliquer (et de prévoir !) le fonctionnement du système actuel. Par conséquent, cela permet d’avoir une vision claire de comment orienter le débat politique. Peut être que c’est tout à fait possible de la même manière avec les autres courants ! Un autre avantage non négligeable à mon sens est de ne pas être confidentielle. C’est bien ça qui compte quand on veut réformer. Les batailles de clocher entre académiciens ne sont finalement pas très productives au regard des énormes défis qui nous attendent.
LI : Question infiltrée quasi obligée : La MMT est actuellement reprise par des mouvements politiques étiquetés de gauche très critiques sur la haute finance à laquelle tu participes. Comment gères-tu cela, souhaites-tu changer de job dans un avenir proche, et pour faire quoi ? Quelle est ta lecture de ton travail de gérant de portefeuilles au regard de “l’utilité sociale” susmentionnée ?
T : Je suis pour le moment “coincé” dans mon travail pour des raisons personnelles. Il y a des situations beaucoup plus inconfortables dans lesquelles je pourrais être coincé, j’en suis bien conscient ! Mon ambition à moyen terme est bien sûr de quitter ce milieu pour aller contribuer d’une manière ou d’une autre au débat public.
Mon travail est parfaitement inutile pour tout le monde sauf pour moi et mes employeurs et pourrait probablement être interdit sans grand dommage pour qui que ce soit d’autre.
LI : Quelles lectures francophones conseilles-tu pour avoir une vue synthétique sur la MMT, as-tu un manuel à préconiser ?
T : Malheureusement MMT est encore très anglophone. MMT France a un blog avec des traductions et des articles. Un livre en français sur une autre zone avec une monnaie commune : L’arme invisible de la Françafrique, une histoire du franc CFA. Très intéressant et tous les concepts développés s’appliquent à la zone Euro.
Pour vos lecteurs anglophones, le choix est large : Blog de bill Mitchell, le manuel officiel de MMT Ed (http://www.mmted.org/), tout ce qui sort de l’institut Levy, New economic perspectives, le modern money network ou le substack de Nathan Tankus.
Twitter est aussi une ressource formidable. En suivant les quelques personnes que je mentionne plus haut (@billy_blog, @NathanTankus, @rohangrey par exemple), vous allez pouvoir en découvrir d’autres, des instituts et même des contradicteurs !
LI : Souhaites-tu rajouter quelque chose pour conclure ?
T : Il est impossible en quelques questions aussi variées de vraiment rentrer dans les détails et de répondre à toutes les objections qui ne manqueront pas d’être formulées. Un pays comme la France (tant au sein d’une Eurozone réformée que disposant de sa propre souveraineté monétaire) n’a pas de contraintes financières, seulement réelles, donc la mise en place de politiques publiques tenant compte de cette réalité est en fait un choix. L’éradication instantanée du chômage est possible : le chômage de masse est un choix politique. L’investissement dans les services publics n’est limité que par l’imagination de nos dirigeants : la dégradation de nos services publics est un choix politique. Le vrai coût de la transition écologique est la mobilisation de ressources réelles pour la réussir : l’inaction gouvernementale sur le sujet est un choix politique.
Changer de point de vue est très utile mais ne résoudra évidemment pas immédiatement tous les problèmes. Il y a de nombreux débats à avoir sur l’attribution et la redistribution des ressources réelles que l’économie française produit. MMT contribue à ces débats en ne se préoccupant que de ces ressources réelles et en ne voyant l’aspect financier que comme un outil au service de la société. C’est à mon sens une école de pensée économique qui est extrêmement bien placée, tant d’un point de vue théorique que pratique, pour aider nos sociétés à faire les bons choix pour le futur.
Une réponse
Génial, merci pour cette belle découverte !
L’idée qu’un état doit être géré comme un foyer, en « bon père de famille » (désolé pour cette expression qui fleure bon le patriarcat mais ce dernier est justement bien ancré dans les têtes de nos dirigeants…) est une des plus belles arnaques opérées par le néolibéralisme !