Depuis quelques mois a surgi dans le débat public par l’intermédiaire de quelques journalistes et de la mobilisation des élèves et anciens une polémique sur la construction d’un bâtiment de R&D de Total au coeur du campus de l’école Polytechnique, entre les bâtiments de vie, d’études et les logements. Ce bâtiment serait destiné à héberger une partie de la R&D de Total ainsi que des espaces d’échanges avec les élèves (cafétéria, amphithéâtres…). Au-delà de la polémique sur les conditions d’attribution de cette situation exceptionnelle dont bénéficierait Total, il nous semble important de poser quelques questions de fond.
Les partisans de ce projet vanteront les opportunités incroyables de ce partenariat public-privé qui permettra à l’école de bénéficier d’investissements colossaux pour le plus grand bénéfice de la formation des élèves. Bien sûr, pour rester compétitive dans le marché mondial de la formation des élites, l’école doit jouer le jeu et diversifier ses financements en se rapprochant des grande multinationales. Du côté de l’enseignement il faut évidemment se rapprocher des entreprises pour rendre la formation plus opérationnelle. L’heure n’est plus à former des ingénieurs en chambre à un savoir théorique déconnecté de toute réalité ! L’école doit s’ouvrir et permettre à nos jeunes d’être productifs dès leur sortie en les confrontant au plus vite au monde réel qui est celui de l’entreprise privée, seule créatrice de richesse !
Voilà pour le bullshit.
Que des liens soient nécessaires entre la formation d’ingénieur et les métiers sur lesquels elle débouche est une évidence. Mais comment ne pas voir qu’il s’agit ici d’autre chose ? Il ne s’agit pas de proposer quelques stages ou projets à des élèves en fin de formation, il s’agit d’installer les bureaux de l’entreprise au milieu du campus. Et pas n’importe quelle entreprise : Total. A un moment où l’enjeu majeur de notre civilisation est le réchauffement climatique dû aux émissions de gaz à effet de serre dont l’industrie pétrolière est un des acteurs majeurs. Cela ne pose-t-il vraiment aucun problème de neutralité pour l’enseignement qui est proposé à Polytechnique ? On imagine bien sûr que les échanges qui seront favorisés avec les salariés de Total dans la cafétéria, les conférences données le soir dans l’amphithéâtre, les projets de R&D proposés aux élèves n’auront à coeur que de les éclairer sur les enjeux énergétiques du XXIème siècle, bien loin de tout intérêt privé ! De qui se moque-t-on ?
On rappellera que le rôle de l’Ecole Polytechnique est « de donner à ses élèves une culture scientifique et générale les rendant aptes à occuper, après formation spécialisée, des emplois de haute qualification ou de responsabilité à caractère scientifique, technique ou économique, dans les corps civils et militaires de l’État et dans les services publics et, de façon plus générale, dans l’ensemble des activités de la nation ». Et concrètement encore aujourd’hui de nombreux polytechniciens prendront des postes dans les administrations, les ministères, et seront amenés à avoir une influence réelle sur les choix politiques du pays. Cette école, peut-être plus que toute autre, ne devrait-elle pas être protégée des intérêts privés pour donner aux élèves le sens de l’intérêt général ? Les méfaits du pantouflage et des aller-retour public/privé leur donneront bien assez tôt le goût de la corruption et de la soumission aux puissances capitalistes. Donnons leur au moins la possibilité de bénéficier au préalable d’une formation la plus en phase avec l’intérêt du plus grand nombre.
Et d’une manière générale n’est-il pas temps de s’interroger sur le financement de l’enseignement supérieur ? De la même manière que de nombreuses règles sont venues limiter drastiquement les possibilités de financement des partis politiques par les entreprises, ne faudrait-il pas s’interroger sur le financement de l’enseignement universitaire, ou des grandes écoles formants les cadres de la fonction publique? Quoi qu’il en soit, dire que ce projet immobilier de Total est problématique est un euphémisme. Et au-delà de son abandon (nécessaire), espérons que cette polémique permette de s’interroger plus fondamentalement sur l’encadrement des interactions entre l’école et l’entreprise.
Toutes les informations sur le projet et la mobilisation en cours sur https://polytechniquenestpasavendre.fr
Une réponse
Les « interactions entre l’école et l’entreprise » sont un des points névralgiques de la future Loi de Programmation Pluriannuelle de la Recherche. C’est contre ce projet de loi que « les chercheurs aussi sont descendus dans la rue » le 5 mars. https://www.lemonde.fr/sciences/article/2020/01/27/lppr-les-chercheurs-aussi-descendent-dans-la-rue_6027419_1650684.html
Car ce projet, dans la continuité de l’avalanche de réformes que subit l’université depuis une dizaine d’années, menace, non seulement les conditions concrètes du travail des chercheurs , mais, plus grave encore, leur statut même dans la fonction publique.
Les chercheurs bénéficient en effet en France d’un statut très particulier « qui déroge au droit commun de la fonction publique. C’est un statut supra législatif auquel même une loi ne peut porter atteinte »
https://www.cairn.info/revue-langage-et-societe-2020-1-page-III.html
Ce statut découle d’une tradition d’indépendance par rapport aux différents pouvoirs, mise en place au Moyen-Age selon cet article, et réactualisée depuis par différents décrets ou jugements. Il garantit aux chargés de recherche la liberté de mener leur travail à l’abri de toute instrumentalisation, qu’elle soit politique, religieuse, économique, ou autre. En particulier, leur recrutement et leur évaluation ne sont soumis qu’à l’appréciation de leurs pairs et ils sont libres d’enseigner et de promulguer leurs recherches.
La LPPR, qu’on ne connaît actuellement qu’à travers les rapports de 3 groupes de travail préparatoires mandatés par Frédérique Vidal, la ministre de l’Enseignement et de la Recherche, ainsi que par les prises de parole du gouvernement et ses échanges avec les organismes de recherche, menace, non seulement le statut de fonctionnaire des chercheurs, mais aussi les particularités de ce statut qui ont pour but de protéger le travail des chercheurs contre toute compromission avec tout pouvoir.
Je ne détaillerai pas ici les différents aspects de cette loi qui risquent, si elle est votée, d’aboutir à cette fin. Il faut savoir cependant que les rédacteurs de ces rapports ne s’embarrassent aucunement des multiples contradictions que révèle l’étude attentive, non seulement de ces rapports, mais aussi des propos qu’ils ont pu tenir au sujet de cette loi. Je mettrai volontiers à votre disposition si vous le souhaitez des exemples de la façon dont ces anciens scientifiques passés au gouvernement trahissent leur appartenance première par des mensonges éhontés. Du reste il est facile de trouver ces informations sur internet.
Ce projet que vous évoquez, l’implantation des bureaux de Total au cœur même du campus de l’école polytechnique, montre à quel point le management néo-libéral le plus dévoyé en prend à son aise avec les lieux censés être dédiés à l’enseignement et à la production du savoir. Bien sûr, nous ne sommes plus au Moyen Age. Comme vous le mentionnez, partout dans le monde la mission des écoles a évolué dans le sens d’une coopération avec l’entreprise. Coopération qui risque, si on n’y veille pas, de verser dans une inféodation totale de l’école à l’entreprise. Si cela se produisait partout- et tous les moyens sont peu à peu mis en place pour que cela se produise tous azimuts- la recherche au sens essentiel du terme, la recherche qui a fondé l’existence de l’humain sur la pensée, ce mythe nécessaire à assurer le minimum éthique pour qu’un chercheur trouve quelque chose, disparaîtrait.
Merci de nous avoir fait savoir qu’un pas est encore en risque d’être fait dans ce sens, et donc de nous donner un moyen de nous y opposer.