Le 28 août 2018, Nicolas Hulot annonçait sur France Inter sa démission du gouvernement. Lors de cette interview, il a dénoncé à deux reprises l’omniprésence des lobbys dans les cercles de pouvoir et concluait sur un ton presque désespéré :
“Je ne dis pas que j’ai toutes les solutions. Moi, j’espérais à un moment ou un autre que dans ce gouvernement, chacun y apporte sa contribution. Et de donner le sentiment que je peux être sur tous les fronts, résister à toutes les oppositions, à la croisée de tous les lobbys, parce que les lobbyistes, ils sont là.”
Mais comment les lobbyistes agissent-ils ? Quelle forme de pression anéantit les bonnes volontés initiales?
Pour mieux comprendre les mécanismes à l’œuvre nous sommes allés poser la question à un infiltré, ancien membre d’un cabinet ministériel. Voici son témoignage.
Quand on exerce le pouvoir, on se rend bien compte a posteriori que, malgré les intentions de départ – lorsqu’elles existent – la position défendue et mise en œuvre par le Gouvernement, profite souvent davantage à quelques-uns plutôt qu’au plus grand nombre. Facile à dire. Mais comment en arrive-t-on là ? Comment, alors qu’un ministre est plus que jamais engagé dans son combat environnemental, comment au bout du compte on en arrive à ne (presque) rien faire ? Qui décide vraiment, et sur quelle base ? Quel est le pouvoir réel de ce qu’on appelle les lobbys, et comment cela fonctionne t il ?
1 – Le bon et le mauvais lobby
D’abord de quoi parle-t-on ? Commençons par évacuer les menaces de mort, les mallettes de billets, ou autre avantages explicites en nature. Cela a sans doute pu exister, cela existe peut-être encore, mais sur des questions économiques, écologiques, sociales, et surtout dans le quotidien d’un conseiller ministériel et probablement de la majorité des ministres, ça n’existe pas. Non, c’est plus subtil, et beaucoup moins directement traçable.
Rares sont déjà les lobbys déclarés comme tels – même si (paradoxalement) la pratique devient de plus en plus courante et donc de plus en plus officielle. Notons qu’aux États-Unis, lobbyiste est une profession reconnue et socialement presque respectable. Quelque part, il s’agit de l’expression d’un groupe particulier de citoyens, avec des problématiques précises dans le champ d’activité qui les occupe. Un lobby porte donc une parole qui n’est pas nécessairement exprimée ailleurs, et qui du coup n’est forcément illégitime dès lors que les revendications portées viendraient à améliorer leur sort sans toucher (trop) à celui des autres.
Ainsi, toutes les organisations professionnelles sont des lobbys. Et il n’y a pas que l’association de défense des chasseurs : le MEDEF, l’AFEP, la CGPME bien sûr, mais aussi tous les syndicats, de la CFDT à SUD, en passant par la CFTC, CGT ou FO. L’association française des investisseurs en capital (AFIC) est un lobby. Mais les associations de parents d’élèves aussi. Le mouvement « Sauvons la recherche », WWF, Greenpeace, … aussi. La fédération des opérateurs de télécoms est un lobby. Et la Quadrature du net aussi.
Alors, quoi : il y a le bon et le mauvais lobby ? Il y a le lobby des gentils et le lobby des méchants ? Non. Il y a des groupes d’intérêts (les chasseurs, les investisseurs, les scientifiques inquiets pour l’avenir de la science, les personnes soucieuses de favoriser la biodiversité, les parents d’élèves, les chefs de grandes entreprises, les investisseurs et détenteurs de capital, les attentifs défenseurs de nos libertés individuelles et données personnelles…), qui souhaitent exprimer leur point de vue au moyen d’un représentant choisi au sein de leur groupe, pour défendre les intérêts de leur groupe.
Théoriquement, on se dit du coup que d’un point de vue de l’expression démocratique, dès lors qu’on reçoit l’un de ces « lobbys », il n’y aucune raison d’accorder à tel groupe d’intérêt une audience et pas à tel autre. Pas de bons lobbys, pas de mauvais lobbys. Alors on pourrait prôner l’interdiction de « recevoir des lobbys » : puisque ce ne sont que des groupes aux intérêts ciblés, ils ne représentent qu’une opinion parmi d’autres pour un groupe particulier d’individus, et n’ont pas de légitimité à pouvoir défendre leurs idées plus que d’autres auprès de nos gouvernants. Bercy ne recevrait pas le MEDEF, mais Hulot pas le WWF, et Blanquer la FCPE. Mais on risque de couper toute relation d’échange entre le pouvoir en place et la société, alors qu’on critique aussi souvent (à juste titre) l’isolement de nos gouvernants quant aux réalités de ce que vit la société : difficile dans ce cas d’espérer gouverner dans le sens des intérêts de tous (puisque précisément il n’y aurait plus d’accès à la somme et la complexité de ces intérêts). D’un autre côté, on ne peut pas recevoir tout le monde tout le temps, car les emplois du temps d’un ministre et de ses conseillers ne seraient pas suffisants pour assurer des créneaux réguliers pour tous.
Et c’est là que l’inégalité d’accès aux dirigeants, à leur conscience et leur jugement, commence : sur le marché du temps de cerveau disponible d’un ministre et de ses conseillers, la concurrence est féroce et, sans surprise, le pouvoir économique a acquis une position dominante.
Il y a selon moi plusieurs effets qui se cumulent.
2 – Du réflexe de classe
D’abord, la sociologie du lobby. Un grand patron n’aura jamais idée de descendre dans la rue manifester pour demander des baisses de cotisations sociales. Déjà il ne s’abaissera pas à user de sa voix pour scander au hasard des slogans populaires, ce que ne comprendrait pas son entourage, d’autant qu’il va rapidement manquer en nombre, et surtout il sait bien que c’est de loin la méthode la plus inefficace pour faire passer ses idées. Non, il en parlera à ses pairs, au sein d’un groupe constitué d’autres patrons, des « clubs », dont certains ont des liens de proximité forts avec le pouvoir en place. Il sait que par ce biais il peut probablement avoir accès au pouvoir, obtenir une « audience » auprès du ministre ou ses conseillers, en s’obstinant un peu. Parfois même, les conseillers ou ministres viennent, le temps d’un dîner ou d’une après-midi de réflexion, partager un moment de discussion dans ces groupes. L’occasion de placer un petit mot lors d’une discussion informelle autour d’un verre de vin. Mêmes écoles, mêmes quartiers, mêmes intérêts et sorties parisiennes, ce petit milieu se rencontre et se connaît, et surtout se reconnaît par ses codes de classe : la manière de s’habiller, de s’exprimer, de marcher même, les expressions communes, les raisonnements intellectuels très proches, les références culturelles partagées… L’affinité est là, et elle favorise le contact et l’échange, la proximité et l’assurance de soi. Bourdieu l’a largement décrit, Bégaudeau l’a raconté, et moi comme beaucoup d’autres peuvent en témoigner. La force de cet entre-soi est qu’il s’auto-entretient, et n’est même quasiment pas conscientisé : c’est un réflexe.
A l’inverse, un salarié licencié d’une entreprise en délocalisation, si l’opération n’est pas médiatisée, n’a pas forcément le réflexe d’aller constituer une association de défense de ses intérêts et de ceux de ses pairs en détresse, tout en ayant eu auparavant l’idée d’organiser des dîners avec des ministres pour peut-être un jour avoir accès à leur temps. Au mieux, il ira manifester dans la rue à l’occasion d’un mouvement plus large, sans effet notable sur sa situation tant qu’il ne représente pas une menace réelle (physique ou morale) sur l’ordre ; en désespoir de cause et démuni de sa situation, il ira dans le meilleur des cas arracher un morceau de chemise du cadre supérieur qu’il considère comme responsable de sa situation – action pour laquelle il sera sévèrement pointé du doigt et inquiété car « ce monsieur doit comprendre qu’on ne peut pas résoudre les difficultés avec de la violence » (sic). Pourtant, il existe des regroupements d’individus censés défendre ce type de situation : les syndicats. Mais cela ne fonctionne mal au niveau national : les têtes de pont syndicales sont pour le coup tout à fait rompues aux discussions avec les gouvernants, mais du fait notamment de leur faible représentativité (et donc de soutien populaire), ils finissent par se compromettre, aussi par manque de ténacité et d’idées alternatives à proposer, et coincés à leur propre jeu électoral interne (je dois obtenir quelque chose pour être réélu à la tête de mon syndicat, donc je vais accepter un compromis, même mauvais, et mettre en scène ma victoire à l’aide des gouvernants qui m’ont fait plier).
En résumé, le réflexe de classe joue à plein, et les lobbys constitués d’individus socialement « proches » des gouvernants auront naturellement plus de place dans l’agenda des ministres et conseillers, et donc d’emprise et de poids. A la longue, répétition d’arguments faisant œuvre de pédagogie, un ministre va finir par mettre de l’eau dans son vin, d’ailleurs presque convaincu que c’est le bon choix.
Prenons une mesure ambitieuse qui a germé dans la tête d’un ministre ou de l’un de ses conseillers. Le projet de mesure est publicisé dans un article, entrefilet, ou à l’occasion d’un interview sur autre chose. On appelle ça un « ballon d’essai ». C’est là que les représentants de lobbys se réveillent. Ils cravachent des notes et des analyses et viennent avec leur explication de la situation et du projet envisagé par le ministre pour le décortiquer en détaillant vingt exemples de problèmes créés par ce projet. Et sur le nombre, il y en a toujours un ou deux pour lesquels le conseiller ou ministre n’aura pas de réponse simple et se fera instiller le doute. Cette somme d’arguments et de difficultés sera aussi présentée à Matignon et à l’Elysée, et dans les administrations, en faisant valoir tout un tas de conséquences – impact sur l’emploi bien sûr – auxquelles le premier ministre et le président peuvent être sensibles. Pour le cas qui nous occupe, la conviction écologique étant très faible à la tête de l’Etat, le lobby sait qu’il y a une forte chance qu’en dernier ressort, s’il râle assez fort avec toujours plus d’arguments variés, qu’il obtienne au moins un peu gain de cause. Car à la fin, en cas de différend intellectuel, il ne faut pas se leurrer : ce n’est pas le ministre qui décide (ni le Parlement bien évidemment, on reste en Ve République) mais le Premier ministre et le Président. Comme d’un point de vue individuel, si le ministre tient tête il devra affronter dans sa vie quotidienne beaucoup d’insatisfaction dans ses relations de classe – là où l’insatisfaction de la rue, elle, reste tranquillement à distance derrière les étages de son bureau, ou la vitre fumée et blindée de sa berline de fonction – cela contribue à le faire vaciller. Et si ce n’est pas lui, alors ce sera le Premier ministre, le Président, ou un de leurs conseillers influents.
3 – La psychologie individuelle du gouvernant
Mais ça ne fait pas tout. Cet effet de classe est renforcé par un second : les ressorts psychologiques individuels du gouvernant. Ces facteurs moins conscients, mais tout aussi puissants, peuvent entrer en jeu et influer sur une position d’un conseiller ou ministre. Signe de l’idéologie de l’époque, les lobbyistes jouent par exemple du complexe de certains fonctionnaires ou élus face aux acteurs économiques du privé. L’idée qui sous-tend leur discours est que toi, misérable fonctionnaire ou politique, conseiller ou ministre, tu es improductif et as une responsabilité envers eux, afin qu’eux, agents productifs à la vie bien plus difficile (se lever tôt pour faire rentrer du chiffre d’affaire), puissent produire et indirectement payer ton salaire. Un autre facteur, plus ou moins conscient qui intervient dans le jugement des conseillers de cabinet est l’idée que peut-être, un jour ou l’autre, ils iront poursuivre leur carrière dans le privé et donc qu’ils ne peuvent pas non plus se permettre de renvoyer à 100% les lobbys dans leurs buts. C’est un mécanisme très présent à Bercy (y compris sous des gouvernements « de gauche »), et dans tout ministère qui peut avoir des liens avec le privé (Défense, Transports, Aménagement du territoire, … et même Culture). Somme de tous ces biais, le conseiller qui vient d’une carrière privée sera évidemment encore plus dans l’empathie de classe vis-à-vis de lobbys représentant des intérêts économiques privés.
4 – Le pouvoir de nuisance
Un dernier effet, le pouvoir de nuisance du lobbyiste s’il n’obtient pas ce qu’il veut. Bien loin de la menace de mort, les lobbyistes sont plus subtils : étant par définition des acteurs d’un secteur lié au portefeuille du ministre en question, secteur sur lequel le ministre peut chercher à intervenir, ceux-ci laissent assez rapidement entrevoir que si la mesure envisagée les dessert trop, ils sauront faire comprendre qu’ils se mettront – légalement, toujours – en travers de l’application de la mesure envisagée. Et comme L’État se dépeuple de ses capacités opérationnelles et de contrôle, le temps d’application de la mesure et l’effort nécessaire dépasseront rapidement le temps de mandat du ministre (18 mois en moyenne) voire du quinquennat en cours. Jouer la montre dans l’application, ça permet d’espérer que le gouvernement ou ministre suivant revienne sur la mesure (ou l’amollisse considérablement). Dans ce rapport de force, des lobbys pourront aussi mettre dans la balance le soutien (ou non) qu’ils pourront accorder sur d’autres dossiers ou encore jouer de leur pouvoir de nuisance médiatique à l’encontre de la personne politique pour lui faire adoucir sa position. Évidement, on comprend bien qu’un patron du CAC 40 qui par ailleurs possède plusieurs médias, a plus de poids dans la discussion qu’un groupe de travailleurs licenciés « économiquement ».
Tout cela mis bout à bout, même en étant très déterminé, il devient assez difficile de ne pas dévier d’un iota de sa trajectoire face à la masse d’arguments et au harcèlement de certains lobbys à tous les étages de l’administration et des cabinets ministériels (harcèlement très largement facilité par la proximité de classe comme évoqué plus haut).
5- Quelles solutions ?
Comme dit plus haut, on voit mal interdire toute rencontre entre le ministre, ses conseillers, et des représentants d’intérêts ; ce serait une mesure radicalement efficace pour que le pouvoir s’isole encore plus de la société. En revanche, pour contrôler la pluralité des rendez-vous ministériels, un premier contrôle démocratique pourrait prendre place : rendre transparents les agendas réels des ministres et de leurs conseiller(e)s, des directeurs d’administration centrale, et le nom des personnes reçues. Car il existe l’agenda « officiel » public d’un ministre, qui est en fait surtout un outil de communication politique, et il existe bien sûr un agenda privé qui témoigne des autres rencontres réelles. Par ailleurs, rien de tel n’existe ni pour les conseillers ni pour les hauts fonctionnaires. Une mesure que l’on pourrait d’ailleurs étendre à l’agenda d’un patron d’entreprise privée vis-à-vis de ses salariés…
Enfin et surtout, l’activité de lobby doit retrouver sa légitimité dans la rue. Les grands avancées sociales se sont obtenues de la sorte : c’est un outil efficace, qui doit redevenir légitime. Cela passe par accepter de faire de la politique par le rapport de force, et non le simple débat, qui de par la structure des institutions de la Ve république et la concentration du capital économique et médiatique, ne peut exister de manière réellement démocratique. Aujourd’hui le seul lobby de la rue jugé acceptable et légitime est celui qui ne fait pas de vagues, qui a été autorisé par la préfecture, et qui se limite à quelques pancartes et slogans. Pour autant, même nombreux, c’est précisément cette forme de lobby qui n’a plus aucun impact important sur le cours de la vie publique. A l’inverse, le mouvement des gilets jaunes, sans représentants et donc sans risque de compromission par sa tête, et sa « violence » toute relative (qui n’a jamais abîmé d’êtres humains), est le premier depuis longtemps à avoir réussi à inquiéter un gouvernement. Qui en retour, use de sa violence décrétée légitime, au motif que la violence de ce lobby, elle, ne l’est pas. Pourtant, en place de légitimité c’est bien de contrôle et d’ordre qu’il s’agit ; et c’est cela qu’il faut briser : la rue doit redevenir un lobby légitime.
Une réponse
Métier de lobbyiste, en effet n’est pas reconnu en France.
Mais si vous faites quelques centaines de Km, en Belgique, tous les GAFA ont des lobbyistes connus et payés pour cela qui … font le lobby de leur employeur auprès du parlement européen… donc la pudeur de jeune fille de la France sur le sujet est assez risible…. elle va vite être balayée par des méthodes plus « efficaces »
Il restera cette culture de l’entre-soi, l’ENA, X, les grandes écoles…. so French