L’ESS en question

L’Economie Sociale et Solidaire (ESS) a longtemps été l’Economie Sociale, à savoir l’économie de structures alternatives aux sociétés de capitaux, l’économie de sociétés de personnes : coopératives, mutuelles, associations, fondations. Structures alternatives car en effet structurellement différentes, en premier lieu au travers de leur gouvernance démocratique (un homme = une voix) et de leur lucrativité limitée. Le caractère différentiant réside d’abord dans une organisation collective différente, avant de désigner l’utilité d’une activité.

Le temps a érodé les remparts de l’économie sociale historique. L’heure est désormais à l’innovation sociale, à l’impact. Avant de parler organisation, on parle utilité sociale. Avant de parler collectif, on parle entrepreneuriat social. Avant de parler des structures, on parle d’hybridation des modèles. La loi Hamon de 2014 consacre l’avancée de cette nouvelle ESS, qui permet à une société de capitaux, sous réserve du respect de critères pas très compliqués à obtenir (un encadrement des salaires, une gouvernance qui ressemble à de la démocratie et, bien sûr, une utilité sociale…) de se revendiquer entreprise de l’ESS. Dans quel but ? Accéder aux financements à bas coûts issus de l’épargne salariale, dont une partie peut être investie dans des fonds dits 90/10 : 90 investis dans le coté (pour la performance) et 10 dans le solidaire (pour le sens, ou la bonne conscience). Les structures du capitalisme, elles, sont bien tranquilles.

Je ne vais pas m’attarder sur la dérive de la communication et de l’estrade, tellement présente dans cette ESS historiquement moins encline à fournir du « successful entrepreneur ». Je ne vais pas débattre non plus de l’Economie Sociale dévoyée par des structures coopératives qui peuvent détourner le but originel : statut n’est pas vertu et, si vous retirez de l’ESS les groupes bancaires tels que Crédit Agricole et BPCE, et les mastodontes de la distribution comme Leclerc, ce n’est pas du 10% du PIB que l’ESS représente, mais peut-être 3%.

N’empêche, le modèle de la SCOP, certes un échec historique comme le rappelle Bernard Friot (c. 50 000 salariés en SCOP), a le mérite de reposer la question de la prédominance du capital quand l’innovation sociale d’aujourd’hui en consacre plutôt la suprématie. La suprématie du capital, ce n’est pas tant son pouvoir fabuleux d’accumulation que sa capacité, en vue de son accumulation, de transformer l’individu en facteur de production variable. Et la nouvelle ESS, en se donnant bonne conscience, fait perdurer cette situation. En voici quelques illustrations :

Il y a des entrepreneurs qui sont mignons comme tout. Ils arrivent, la bouche en cœur, en disant qu’ils vont révolutionner la vie des intervenants, qu’ils vont leur redonner de l’autonomie, un meilleur salaire (15% de plus que le SMIC), et que tout ca va en plus améliorer la qualité de la prise en charge des usagers. C’est bien, c’est vraiment bien. Par contre, l’entreprise restera entre leur possession capitalistique, ils chercheront une valo démesurée, vendront au bout de 5 ans, empocheront la plus-value, tous seuls, comme des grands.

Il y a des investisseurs qui révolutionnent fondamentalement l’investissement : « on fait la même chose que nos confères du capital-investissement (NDRL : du 15% de rendement annuel sur 5 ans) mais nous, en plus, on cherche de l’utilité, que l’entreprise ait un impact positif sur la société ». Qu’apportent-ils par rapport aux fonds traditionnels ? Rien, ils se démarquent, c’est tout. Remarquons en passant que des sociétés de gestion américaines historiques, tels KKR ou Carlyle (150 ou 200 milliards de dollars sous gestion), lancent elles-mêmes leurs fonds « à impact » aujourd’hui.

Il y a la puissance publique qui, sous contraintes budgétaires, décide que le privé doit financer l’innovation sociale (ex : dispositif de réinsertion d’ex-détenus). Elle transpose le modèle anglo-saxon du SIB (Social Impact Bond) en concept français de CIS (Contrat à Impact Social). C’est quoi un CIS ? C’est un mécanisme par lequel une innovation sociale serait financée par le secteur privé, ce dernier n’étant remboursé par la puissance publique (avec prime) qu’en cas de succès, succès déterminé par la mesure de l’impact social de l’innovation testée. Ce truc est fabuleux : elle croit quoi, la puissance publique, que les investisseurs privés vont se ruer sur des modèles fondamentalement innovants et risqués ? Ou juste essayer de se positionner sur ceux qui sont quasiment certains de fonctionner ? A la fin, donc, la puissance publique paiera. Et elle paiera plus que ce qu’elle aurait payé si elle avait « expérimenté » toute seule : faut payer la prime de l’investisseur, faut payer le « structurateur » qui prend une commission pour structurer (c’est-à-dire mettre en place le CIS) du vent, faut payer l’évaluateur de l’impact, qui prend une commission pour mesurer l’impact. Car faut toujours mesurer l’impact. C’est très important.

L’utilité sociale, c’est en effet vachement important quand on a 9 millions de précaires dans un des pays les plus riches du monde. C’est super important. Alors pour tous ces gens exclus, on va faire de l’IAE, de l’Insertion par l’Activité Economique. Ca, ça plaît vachement aux grands groupes. L’utilité sociale est peut-être là d’ailleurs. Vous prenez un major du BTP : former les gens, les garder, ça le fait suer. Avoir un partenaire de l’IAE dans le travail temporaire par exemple, avec qui « co-construire » des « parcours », c’est-à-dire qu’en gros, le partenaire de l’IAE fait tout le boulot d’accompagnement et le major du BTPvient piocher du personnel formé quand il en a besoin, c’est très utile. Peut-être que ça acte un peu plus la précarisation de l’ouvrier du BTP. Mais bon, il est revenu dans l’emploi, c’est cela qui compte. Il en ressortira. Il y reviendra.

La bataille pour l’emploi… On n’en parle plus vraiment dans l’ESS, si ce n’est en mesure de l’impact. La Région Ile-de-France veut des pépites de l’ESS, qui créent de l’emploi (en Ile-de-France, pas forcément ailleurs). Jusqu’où faut-il aller pour enfin prendre conscience que les structures fondamentales de notre société ne peuvent créer de l’emploi ? L’ESS à impact est devenu l’aumône du capital, la bonne conscience du dimanche en sortie de messe néolibérale, qui laisse la personne dans la même situation que les structures capitalistes traditionnelles : parce que ce sont les mêmes structures. Plutôt, l’ESS rend service aux structures capitalistes : je parlais de l’IAE ci-dessus, on peut citer aussi les concepts d’intrapreneur, les multiples plateformes de l’engagement (du pro bono au don de RTT) qui offrent l’illusion au salarié que son entreprise donne un sens à son travail, simplement parce qu’elle lui permet de faire une activité qui comporte du sens, pourtant extérieure à son activité professionnelle. Cet engagement là, censé permettre au salarié de se réaliser, est un outil sublimement puissant d’aliénation supplémentaire du travailleur au service du décideur.

Ces derniers mots illustrent l’idéologie dans laquelle nous sommes tombés. Y compris dans sa représentation, l’entreprise est devenue extérieure au travailleur, alors qu’elle en est par essence la réalisation (collective). Et par là, le travail lui-même échappe au travailleur, qui vit une véritable dépossession de ce qu’il est et sait, au service de sa hiérarchie (dirigeante, actionnariale…). C’est à cela que devrait s’attaquer l’ESS, l’impact serait facile à mesurer.

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Une réponse

  1. Mayer sylvie dit :

    Excellente réflexion qui mérite des prolongations par exemple sur la mesure de l’impact de la dépossession du travailleur.
    C’est bien pour cela que j’écrivais dans l’avant-dernier numéro de Cooperac’tif « nous sommes inquiets et nous ne sommes pas les seuls ». La novlangue bourrée d’anglicanismes ne peut faire illusion longtemps.

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