Produire plus pour produire plus

La pandémie du coronavirus que nous subissons depuis le début de l’année a profondément bouleversé nos quotidiens, mettant en lumière ce que l’habitude nous empêche de voir en temps ordinaire. Ainsi avons nous été confrontés à un débat inattendu sur le caractère essentiel ou non de tel ou tel bien de consommation ou de telle ou telle activité. Le sujet s’étant imposé dans l’urgence sanitaire et sans anticipation, il nous a permis d’observer les réflexes de nos gouvernants face à l’imprévu, révélant leur mode de pensée.

Chacun a pu tout d’abord noter dès la mise en place du couvre feu que toute activité relevant du loisir était considérée comme superflue par le gouvernement. Si on peut comprendre que les bars et les restaurants soient des lieux de contamination, il est moins évident qu’on se contamine plus dans une salle de cinéma avec un masque et des distances respectées entre les spectateurs que dans le métro surchargé ou dans une salle de réunion mal aérée avec ses collègues. Aucune transparence n’ayant été faite sur les critères conduisant aux choix du gouvernement – ou plutôt devrait-on dire d’Emmanuel Macron – il ne nous reste qu’à spéculer sur leurs motivations, ouvrant d’ailleurs la porte aux théories du complot. S’agissait-il de préserver au mieux l’activité économique ? On pourrait rappeler que les entrées au cinéma ou au théâtre ne sont pas gratuites et font aussi tourner l’économie. S’agissait-il d’avoir une mesure simple à comprendre : tout le monde chez soi à 21h ? Il était pourtant possible de revenir d’une réunion chez un client par le TGV de 22h en produisant le billet de train comme laisser-passer, ce que ne permettait pas un ticket de cinéma. Doit-on alors voir dans ces choix un vieux fond de morale judéo-chrétienne et une tendance à suspecter d’abord tout ce qui peut nous faire plaisir ? Ou bien les activités culturelles et artistiques portent-elles en elles un potentiel subversif qu’il était bienvenu de faire taire en cette période délicate ? Il est en tout cas dommage qu’un pays qui se tient sage de David Dufresne soit stoppé en plein succès, à l’heure où le gouvernement s’apprête justement à interdire la diffusion des images des forces de l’ordre qui font la matière de ce film…

Deux semaines plus tard le couvre feu se transforme en confinement light. Les choses se clarifient et effectivement tout ce qui ne fait pas tourner l’économie est réduit au plus strict minimum, sphère scolaire mise à part. Du côté du citoyen producteur de valeur notre président a en revanche été on ne peut plus clair en nous répétant plusieurs fois que “nous allons continuer à travailler”. Quoi qu’il en coûte serait-on tenté d’ajouter vu ses hésitations avant d’imposer le télétravail. Mais du côté du citoyen consommateur c’est plus compliqué. Il est ainsi nécessaire de continuer à produire des raquettes de tennis mais il est interdit d’en acheter. Et nous avons assisté à de curieux débats sur le caractère essentiel ou non des différents biens de consommation et de quel commerce a le droit de les vendre. On s’est évidemment amusé de l’absurdité de certaines décisions, des cafouillages et retours en arrière du gouvernement ; mais pour beaucoup ces décisions sont surtout apparues comme absolument insupportables : de quel droit un gouvernement décide-t-il de manière autoritaire ce qui est indispensable pour nous ? Pourquoi les règles ne seraient-elles pas basées que sur des questions purement sanitaires : en fonction de la surface, de l’aération des locaux commerciaux par exemple ? Ou pourquoi ne pourrait-on pas décider démocratiquement ou a minima connaître les critères de décision ?

Derrière toutes ces remarques, il nous semble important de nous arrêter aussi sur un point essentiel : pour la première fois un débat national s’est ouvert sur la consommation et sur le caractère potentiellement superflu de certains biens. Et si on prend un peu de recul, un tel débat n’est-il pas indispensable ? Tout le monde sait maintenant que notre mode de vie ultra-consumériste épuise les ressources de la planète et pollue tous les espaces vivants. Une remise en question de ce modèle est non seulement bienvenu mais même inéluctable. Il ne reste que les économistes illuminés qui ont inspiré le programme d’Emmanuel Macron, comme Jean Pisani-Ferry ou Philippe Aghion par exemple, pour nous expliquer que l’innovation et la technique vont nous sauver et que se poser ces questions relèvent d’un pessimisme coupable. Nous les encourageons à écouter ce que Jean-Marc Jancovici a à leur dire, notamment en réponse à Pisani-Ferry : “Puis-je suggérer à notre auteur de passer un peu de temps à comprendre le lien entre activité productive et flux physique, puis à faire une règle de trois pour se demander in fine si ce credo est vraiment fondé ?” Nous partageons en tout cas ce point de vue, si cette question n’est pas posée aujourd’hui elle devra l’être un jour où l’autre face aux pénuries de matières premières ou aux désastres provoqués par le réchauffement climatique et autres effets dévastateurs de notre civilisation.

Mais il est clair que le gouvernement ne souhaite pas avancer sur ce terrain. Et sitôt l’éloignement de la menace sanitaire effectif, nous serons enjoints à consommer tout et n’importe quoi pour rattraper le temps perdu à lire des livres achetés sur Amazon. Les économistes de plateau viendront nous vendre leurs recettes pour que toute cette supposée “épargne contrainte” rejoigne le flux économique le plus vite possible. Car si le gouvernement a restreint les possibilités de consommation, c’est sans doute parce qu’il pense qu’on pourra rattraper ça derrière par quelques mesures incitatives bien choisies. Il s’agissait en revanche de ne surtout pas toucher à la production. Sans doute pense-t-il que ce qui n’est pas produit aujourd’hui est perdu pour toujours, et c’est terrible pour l’économie. On commence ainsi à retrouver la boussole du gouvernement (et de ses prédécesseurs d’ailleurs) : la politique de l’offre. Toute la politique est faite en ce sens depuis des années, même le plan de relance est encore basé sur ce principe : aider les entreprises à produire. Et on en vient à cette injonction à produire pour produire, sans se poser la question des débouchés commerciaux et d’une nécessaire politique de la demande pour équilibrer les choses par exemple. De toute façon, l’offre crée la demande se dit-il sans doute sans se soucier des démentis apportés par Keynes à cette maxime. Mais encore plus fondamentalement, aucune question ne sera posée sur l’utilité de ce qu’on produit. Le gouvernement soutiendra toute production, qu’elle soit polluante, complètement superflue, ce n’est pas la question. Il faut produire tel un hamster dans sa roue.

Nous ne sommes plus très loin du moment où le gouvernement va se mettre à acheter les sur-productions pour les détruire et maintenir les profits capitalistes et l’économie qui en dépend. Une sorte de prime à la casse généralisée. On verra alors à nu le capitalisme : l’unique but de la production est de produire du profit capitaliste, la satisfaction éventuelle des besoins étant un effet de bord. Car c’est de cela qu’il s’agit : sans production pas de profit, sans croissance des profits pas d’investissement, sans investissement pas de travail, sans travail pas de revenus pour la population. Nous n’avons pas le choix, nous dirons nos dirigeants. Et effectivement, ayant soumis toute notre organisation sociale à l’impératif de l’accumulation du capital, il n’y a pas d’alternative. Et donc ? Et donc le seul moyen de sortir de cette impasse est de repenser la base : le capitalisme. Il n’y aura pas d’alternative tant que le cadre ne sera pas mis en cause, tant que nous n’envisagerons pas de changer le moteur de la production pour produire en réponse à des besoins et en tenant compte de contraintes écologiques, et non en étant subordonné en premier lieu à la nécessité d’accumulation du capital.

Cette terrible année 2020, en déstabilisant nos habitudes, nous aura au moins permis de lever le voile sur les structures de notre organisation sociale. Prolonger les questions qui sont posées doit nous conduire à nous interroger sur la nécessaire refondation du moteur de la production et du mode de société qui en découle.

 

4 réponses

  1. Bichi Paule dit :

    « …tout ce qui ne fait pas tourner l’économie est réduit au plus strict minimum, sphère scolaire mise à part.  »
    Et bien voilà qui en dit long sur la vision idéologique qui vous anime concernant l’école.
    Non seulement l’école fait directement tourner l’économie en permettant aux parents d’aller bosser (exactement comme les transports et les crèches) mais en plus l’école et particulièrement l’école élémentaire, produit les structures de la société. Si vous en doutez, expliquez donc la demande adressée à l’école soudainement idéalisée, de « sauver » la société à la suite de l’assassinant de M. Paty.

    • passant-la-vie dit :

      Si l’auteur n’a pas répondu c’est par bonté pure.
      Car enfin jamais l’auteur n’a dit ce que vous nous dites.
      Merci de de relire attentivement.
      un passant.

  2. dotcom dit :

    Concernant Jancovici méfiance.

    Il raisonne avec une calculette et ses connaissances en matière de politique et d’histoire relèvent du journal de Mickey sans vouloir désobliger personne.
    Pour la technique rien à dire il ne dit pas de bêtise.

  3. JP.Rougier dit :

    Tous les gouvernements font tourner l’économie pour faire tenir debout le capital. On a vu les cadeaux fiscaux, CICE aux entreprises, les évasions fiscales qu’on laisse filer, … tous les gouvernements s’endettent au profit du capital, en trouvant les discours qui nous culpabilisent pour nous faire accepter toutes les restrictions, mais ils continuent à faire le nécessaire pour entretenir cette machine infernale. Seulement la planète elle se fout de tout cela, elle arrêtera la machine quand elle n’aura plus rien à donner, quand au peuple ….
    https://lejustenecessaire.wordpress.com/2021/03/18/le-rmu-premier-pas-ecologique/
    Que le 1% joue au Monopoly avec de la monnaie de singe, mais il y a 7 milliards d’humains qui veulent seulement vivre et qui meurent de ce manque de moyen de vivre.

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