Contre l’indécence ordinaire

Cela fait plus d’un an que j’ai rencontré les infiltrés. Pas très souvent. Je reste un grand brûlé du militantisme, observateur attentif de l’Histoire et du pouvoir – qui tôt ou tard corrompt, tout et tous – lecteur assidu d’Orwell (au-delà de 1984…) et graine d’anarchiste incohérent (peut-on être haut fonctionnaire régalien et de sensibilité anarchiste, sérieusement ?) mais un peu plus convaincu chaque jour. Les années ne font qu’accroître une méfiance et une distance innée envers tout cercle de pouvoir, fut-ce de mes amis politiques. Mais ceux-là, ces infiltrés, sont indubitablement sympathiques et leur initiative a répondu à un écho profond et une longue attente. Donc autant partager avec eux quelques impressions communes. Evoquer ce sentiment qui perdure, malgré toutes ces années de parisianisme, de proximité des pouvoirs politiques ou économiques, de palais nationaux et internationaux, ces années à toucher les petites et grandes histoires du monde. Etre là parmi eux, à écouter leurs constats satisfaits, leurs intuitions brillantes, à pratiquer leur langage convenu, feutré et brutal à l’égard de ceux qui n’en sont pas, mais trop souvent penser au fond de soi : « salauds ». Salauds par ignorance ou par conviction, de cynisme, de soif d’accumulation, de sans-vergogne. Et salauds, à la fin, de gagner car soyons clairs, le monde leur appartient et en plus ils le bousillent dans leur jouissance.

Et depuis un an, plusieurs fois les infiltrés m’ont relancé pour ces petites présentations, ces témoignages de notre douce forfaiture. Dire qui l’on est, d’où on vient, comment en est-on venu à ce sentiment d’infiltré tout en se pensant absolument loyal au service de la République. J’admets mon scepticisme face à l’exercice, d’où le temps passé avant répondre. Je vois bien l’utilité – en convaincre d’autres. Cela vaut prise de parole – ‘’Bonjour, je m’appelle Zorglub et je suis un infiltré depuis 437 jours – Bonjoooour Zorgluuub’’ – et donc appartenance symbolique. Ces petites tranches de vie ne manquent pas d’intérêt et font entendre une autre chanson que celle qu’on pourrait imaginer au vu de ces parcours prestigieux. C’est souvent bien écrit, sans surprise au vu des pedigrees. Mais le côté nombriliste – ‘’ma vie mon œuvre ma chute dans la facilité des grandes écoles puis ma rédemption grâce à (au choix) Piketty/Davos/un rapport du GIEC/Chomsky’’ – me rebutait un peu. Il y a peut-être un enjeu de génération : après toutes ces années le concept même de selfie n’en a toujours pas fini de m’étonner ; alors en faire un du bout de la plume… Et puis reste un doute sur la légitimité de s’exprimer : homme, blanc, hétéro, quadra, bien diplômé, polyglotte, sans handicap, casier vierge, bon citoyen, situation confortable, pas encore de cancer déclaré, tout pour être heureux… Bref, il y en a déjà partout, ils passent leur temps à ouvrir leur gueule, pourquoi préempter aussi cet espace-là pour raconter quelque chose qui au fond n’a pas grand intérêt ?

Donc on va la faire courte. Milieu provincial tout-petit-bourgeois en voie accélérée de prolétarisation. Culturellement de gauche. Famille éclatée, peu de moyens mais bibliothèques municipales, centres de loisirs mais « vacances au bord de la mer » façon Michel Jonasz. Souvenirs politiques d’enfance : le joyeux bazar de la nuit de l’élection de Mitterrand, et l’angoisse des euromissiles, tout en tachant de se convaincre que les Russes aimaient, eux aussi, leurs enfants. Evidentes facilités scolaires. Puis le chômage qui tape dur sur la petite famille, le banquier quoi tape aussi à la porte, ça rythme l’adolescence. Salaud de banquier. L’angoisse permanente et sourde, de la perte, du déclassement du peu qu’il reste. Premier de la famille à faire des études. Premier à ‘’monter’’ à Paris, valise en carton défoncée et autres clichés. Manque d’argent toujours, la faim parfois, un truc de plus qui vrille au ventre et ne s’oublie pas. Énorme claque de ScPo, je – on, car on était plusieurs, nombreux en fait mais silencieux, abasourdis bien souvent – on se prend la distinction dans la gueule avant même d’avoir lu Bourdieu (ou d’ailleurs de savoir qui c’est). Plouc et prol’, une vocation. Militantisme intense, ingénieux, drôle, chaleureux, qui sauve en fait – pas beaucoup de biens mais déjà des liens – et qui déçoit aussi quand les enjeux de pouvoir corrompent le reste – déjà. Concours de la fonction publique. Un grand ministère régalien. Là encore, y rentrer sans les codes culturels c’est une claque.

Mais au fil de ces années, ce qui est en jeu, ce n’est pas un ego provincial mal dégrossi à qui le monde rappelle ses insuffisances, à la fois réelles et légitimes. C’est la confrontation permanente avec les certitudes, les arrogances de ceux qui se considèrent légitimes aux manettes, l’insignifiance que représentent pour eux ces destins individuels qui comprennent à peine ce qui leur arrive – mes origines, que l’on jette dans la balance de la mondialisation, de l’euro, de la dite compétitivité et du bonheur globalisé et qui en bout de course ne font qu’alimenter les actionnaires et les banquiers, les mêmes qui viennent frapper à la porte quand l’argent n’arrive plus. C’est la suffisance de tous ceux qui dans ce système républicain rejouent Figaro en s’étant « juste donné la peine de naître » – un ou plusieurs concours obtenus par talent, chance ou naissance, souvent les trois réunis, et c’est la voie royale vers l’irresponsabilité couronnée de conformisme, qui nous mène à la catastrophe actuelle. Ce n’est évidemment pas le cas de tous, mais ils sont suffisamment d’entre eux à tenir les rênes pour qu’on soit tenté de jeter l’eau du bain avec tous les trucs qui flottent dedans.

Voilà donc, en bref et sans s’égarer dans les détails. Avec le temps, les lectures, les voyages, je comprends mieux comment tout cela fonctionne. Intimement parfois, je suis un pur produit de la méritocratie républicaine et de la mondialisation heureuse. Et j’en suis devenu, avec le temps, plus radical. A la fois plus tolérant, parce que la dignité de l’humain reste la valeur cardinale, et plus radical, car ceux d’en face n’en laisseront pas une miette. Pas une. Pas plus qu’ils ne nous laisseront un moment de répit quand on sera aux manettes pour rétablir un peu l’équilibre. Alors préparons-nous.

Préparez-vous.

 

2 réponses

  1. Frambi dit :

    Les infiltrés, moi aussi je l’ai découvert il y a un an environ. Je n’en suis pas, ni infiltré, ni haut fonctionnaire, ni quoi que ce soit d' »important » au sens que la société lui donne. Par contre, ce que je peux vous dire, c’est l’impatience avec laquelle je les guette, les attend, les espère, ces nouveaux témoignages d’infiltré(e)s. S’il est compréhensible pour vous de penser « à quoi bon » un nouveau témoignage d’ « homme, blanc, hétéro, quadra, bien diplômé, polyglotte, sans handicap, casier vierge, bon citoyen, situation confortable, pas encore de cancer déclaré, tout pour être heureux…  » ? Et bien je vous répondrais que ce témoignage est une brique de plus pour la construction de cet espoir, un espoir nécessaire et vital de créer une société plus humaine ou chacun trouve dignement sa place. Il est si faible, cet espoir, comparé à la puissance des forces de domination qui s’exercent (et même se déchaînent) en ce moment et que je vois à l’oeuvre partout autour de nous : votes de nouvelles lois, virage technologiste et liberticide, nouvelle doctrine du maintien de l’ordre, déclarations et tweets de ministres, déni des conclusions de la convention citoyenne, oubli du peuple, mépris de « ceux qui ne sont rien ».
    Donc merci pour ce témoignage, qui a l’immense mérite de nous faire se sentir moins seul dans ce combat « contre l’indécence ordinaire », et laisse supposer que des relais existent au plus haut niveau de l’Etat pour aider à renverser les équilibres en présence.

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