Libéralisation, greenwashing et individualisme : voyage au coeur des cabinets de conseil

Alors que la crise du coronavirus met en lumière les conséquences des attaques successives de l’idéologie néolibérale sur notre système de santé, d’autres services publics subissent également ses assauts depuis de nombreuses années. C’est notamment le cas des secteurs de l’énergie et du transport, dont la libéralisation et la privatisation sont progressivement accompagnées par les cabinets de conseil comme en témoigne ce texte d’un infiltré dans ce secteur. 

 

Baccalauréat mention très bien, institut d’études politiques puis spécialisation en école d’ingénieurs. Ce parcours académique m’amène comme beaucoup de mes camarades vers des postes à responsabilité. Parmi toutes les portes ouvertes, ce sont celles particulièrement lustrées du conseil qui m’attirent. Et plus précisément, le conseil en management dans les secteurs de l’énergie et du transport. Je suis motivé à l’idée de prendre part à leur transformation écologique, même si j’entrevois clairement leur rôle au sein d’un capitalisme néolibéral avec lequel j’ai déjà pris une distance idéologique critique. Naïvement, je crois encore qu’il est possible de changer les choses depuis l’intérieur. Ainsi débute l’histoire d’une prétention déçue.

LES CABINETS DE CONSEIL : BRAS OPERATIONNEL DU NEO-LIBERALISME

Après les successifs rounds d’entretiens, j’intègre le cabinet français en pleine croissance ambitionné. Rapidement, je prends pars à des missions de modernisation de la gestion opérationnelle, de refonte de la relation client, d’établissement de la stratégie 2025, etc. Prises indépendamment, elles trouvent leur justification dans les améliorations technologiques et/ou organisationnelles apportées. Et la tête dans les slides, on ne peut pas toujours prendre le recul critique nécessaire. Mais lorsqu’on la lève et que l’on gratte sous le vernis de la langue managériale, on découvre la destruction progressive et méthodologique des services publics nationaux, fruits d’aventures industrielles collectives et d’une certaine idée de progrès social. En accompagnant l’établissement des stratégies et leur mise en œuvre opérationnelle, les cabinets de conseil sont au cœur des politiques de libéralisation et de privatisation.

Ce travail de sape débute quelques années avant ma naissance, après le tournant néolibéral des années 1980 et la chute du bloc communiste. C’est notamment la directive européenne de 1991 pour la dérèglementation des services publics nationalisés qui lance l’offensive. Qu’il s’agisse d’EDF, de la SNCF, de La Poste, de France Télécom, de la RATP ou des autres monopoles publics, la stratégie mise en place sera constante.

Tout d’abord, les instances européennes imposent l’ouverture à la concurrence. Celle-ci est négociée et retranscrite dans le droit national par nos élus, qui portent une part de responsabilité bien qu’ils s’abritent trop souvent derrière « les obligations européennes auxquelles ils ne peuvent se soustraire ». Les cabinets de conseil apportent dès cette première étape leur contribution idéologique et politique via la rédaction d’articles, de rapports et d’études. Mais ce sont les missions d’accompagnement opérationnel aux transformations induites par l’ouverture à la concurrence qui sont notre juteux cœur de métier. Comme nous sommes de bons élèves disciplinés, notre travail est bien fait. Les gains, effectifs et hypothétiques, sont mis en avant dans de superbes diapositives de façon à justifier les politiques qui les ont enclenchées.

Contrairement aux promesses initiales des promoteurs de la libéralisation, mais comme l’annonçaient déjà ses détracteurs1Olivier Frachon, EDF et le danger de la privatisation, Regards, Juin 1996, la privatisation des entreprises publics suit. Elle est accompagnée de réductions des acquis sociaux et de plans managériaux parfois dévastateurs. A nouveau, les cabinets prennent leur part du gâteau : accompagnement opérationnel, conduite du changement, pilotage de projets, etc. Enfin, ces étapes successives aboutissent aux stratégies actionnariales, insufflées par les plus grands acteurs du conseil, qui se concentrent sur des logiques comptables de profitabilité à court-terme : suppressions de postes et retours sur investissement rapides sont alors les solutions choisies. L’aboutissement est alors la fin de la logique de service public, supplantée par celle des financiers et des publicitaires, au détriment des salariés et des citoyens et au profit des intérêts privés2Mathias Reymond, Une illusion qui dure, Le Monde Diplomatique, Juin 2019.

LES CABINETS DE CONSEIL : BRAS OPERATIONNEL DU CAPITALISME VERT

Comme la libéralisation, la transition énergétique nous est présentée comme l’un des enjeux phares de la practice dès les premiers entretiens de recrutement. Beaucoup de cabinets, et celui dans lequel je suis en particulier, axent leur communication sur un engagement écologique. Cela permet d’attirer de jeunes talents au sein de leurs équipes. Pour autant, nous allons voir qu’il n’en est rien.

Tout d’abord, la participation active aux politiques de libéralisation est contraire aux objectifs climatiques. Dans le secteur énergétique, l’abandon progressif et amorcé du nucléaire décarboné au profit du couple renouvelables-gaz plus émetteur est éloquent. Outre la volonté de gagner quelques voix anti-nucléaires, il s’explique notamment par la casse du monopole étatique, seul acteur capable de maîtriser les risques de cette énergie et d’investir sur le temps long. Dans le secteur des transports, la mise en place d’une concurrence routière au ferroviaire implique également une augmentation des émissions carbonées. En dépit des slogans, on le constate aisément : la libéralisation nuit à l’environnement.

On peut me rétorquer que certaines missions réalisées apportent des bénéfices écologiques. Effectivement ! C’est notamment le cas de celles favorisant le développement des véhicules électriques, qui offrent des perspectives intéressantes de réduction de l’impact du transport. Toutefois, elles s’intègrent dans un modèle économique non-viable sur le plan environnemental : substituer les deux millions de véhicules thermiques vendus annuellement en France par autant de véhicules électriques n’est pas à la hauteur des enjeux. Le problème de sur-utilisation des ressources est transféré du pétrole vers les métaux rares. Les émissions de carbone sont délocalisées depuis l’utilisation vers la fabrication3Guillaume Pitron, La guerre des métaux rares – La face cachée de la transition énergétique et numérique, Les Liens qui Libèrent, 2018. Cet exemple dévoile l’impasse de l’écologie de marché. Dans cette perspective, les véhicules électriques ne servent qu’à greenwasher l’industrie automobile et les cabinets qui l’accompagnent.

De la même manière, les consultants comme les industriels associent spontanément les transitions écologique et numérique. En effet, de nombreuses solutions numériques apportent des gains écologiques non négligeables4C’est par exemple le cas des lignes virtuelles de RTE, gestionnaire du réseau de transport d’électricité français, qui permettent d’éviter des investissements supplémentaires dans les infrastructures de transport d’électricité.. Mais c’est aussi une astucieuse pirouette permettant de se dédouaner de son empreinte actuelle en se reposant sur d’hypothétiques progrès futurs. De plus, on peut sincèrement questionner l’universalité des apports environnementaux de la digitalisation. En effet, son impact extractif, les déchets toxiques et la hausse de la consommation énergétique qu’elle engendre sont toujours négligés. Dans une logique purement commerciale, les cabinets de conseil présentent leurs solutions numériques comme la panacée, servant les habituels éléments de langage du smart-whatever sans aucune prise de recul.

Enfin, tous les cabinets continuent bien sûr de travailler main dans la main avec les acteurs des énergies fossiles, de la finance, du textile ou de l’aérien, dont la vertu écologique n’est pas restaurée par les quelques arbres plantés via les mécanismes de compensation carbone. En somme, on distingue assez aisément l’incompatibilité entre capitalisme néolibéral et écologie. L’activisme de façade dont se parent les cabinets n’est donc qu’une opération de greenwashing, pour eux et leurs clients.

LES CABINETS DE CONSEIL : TERREAU FERTILE DE L’INDIVIDUALISME

Comment expliquer l’intérêt des jeunes diplômés et leur implication au sein des cabinets de conseil compte tenu des éléments présentés ? Tout d’abord, ces constats ne sautent pas aux yeux et nécessitent une prise de recul. Celle-ci est ardue tant l’hégémonie culturelle et idéologique néolibérale s’est installée dans les campus des écoles. D’abord, par les cours d’économie et de management dispensés : l’économie est une science apolitique, la mise en concurrence un horizon indépassable et la rationalisation managériale une obligation de compétitivité. Puis, à visage découvert : par le naming de bâtiments ou, dernière nouveauté en date, l’installation de bureaux directement sur les campus, entérinant leur transformation amorcée en antichambre des entreprises5Tribune collective, Il faut déplacer le centre de R&D de Total à l’extérieur du campus de Polytechnique, Le Monde, 7 mars 2020. La transformation des écoles offre alors les justifications intellectuelles à la mise en œuvre au quotidien de politiques socialement destructrices.

S’ajoute ensuite un individualisme exacerbé par les perspectives d’enrichissement personnel rapide pour les jeunes diplômés. Un premier salaire autour de 40 000 euros brut, augmenté annuellement de 10%. La constitution d’un patrimoine financier et immobilier devient alors une priorité, et, à mon grand désespoir, le cœur des discussions entre collègues. Après avoir acheté un premier appartement dans le 20e arrondissement, l’un d’eux m’explique chercher à en acquérir un autre. L’objectif : louer le premier pour un montant supérieur à celui des mensualités bancaires. « Ce n’est pas vraiment de gauche, mais il faut bien préparer sa retraite » me dit-il en affichant ce sourire fier et cynique, désormais connu du grand public car arboré par celui qui occupe les plus hautes fonctions de l’Etat.

Cet individualisme se retrouve également dans la question écologique. Celle-ci est apolitique et n’est qu’une question de responsabilité personnelle : si chacun consomme de manière éco-responsable, la magie du marché fera son œuvre réglera la crise. Bien évidemment, les comportements d’écologistes avant-gardistes ont permis une prise de conscience générale et sont donc entièrement louables. Mais il est d’une part naïf de croire qu’ils pourront se généraliser à l’ensemble de la société et d’autre part hypocrite de les défendre lorsque l’on sait agir au quotidien contre les objectifs climatiques dans le cadre de son activité professionnelle. L’idée d’imaginer des solutions collectives, qui apparaissent pourtant comme des solutions évidentes, est simplement balayée au nom de l’idéologie de marché.

 

Certains collègues croient encore en leur capacité à changer les choses de l’intérieur. Sur le plan écologique, certains mettent un pied dans la bataille en participant à des groupes de travail supposés réorienter l’activité du cabinet. Même si j’entrevois déjà l’issue fatidique de leur combat, je leur souhaite toute la réussite possible. Sur la plan sociétal, d’autres s’activent en interne pour les droits des femmes ou des LGBT+. De même, ils disposent de tout mon soutien. Mais, en ce qui me concerne, je ne peux plus me résoudre à participer à ces politiques économiques et sociales néfastes. Je ne peux pas me résoudre à mettre à la porte des dizaines d’intérimaires, d’impacter la vie de leurs familles et enfants, au seul bénéfice de la marge opérationnelle et du profit. Nous avons été préparés lors de toute notre jeunesse, lors de nos études et de nos stages, à prendre des responsabilités. Prenons-les, engageons-nous politiquement, faisons grève, militons et démissionnons de ces postes qui bâtissent un avenir funeste.

 

[1] Olivier Frachon, EDF et le danger de la privatisation, Regards, Juin 1996

[2] Mathias Reymond, Une illusion qui dure, Le Monde Diplomatique, Juin 2019

[3] Guillaume Pitron, La guerre des métaux rares – La face cachée de la transition énergétique et numérique, Les Liens qui Libèrent, 2018

[4] C’est par exemple le cas des lignes virtuelles de RTE, gestionnaire du réseau de transport d’électricité français, qui permettent d’éviter des investissements supplémentaires dans les infrastructures de transport d’électricité.

[5] Tribune collective, Il faut déplacer le centre de R&D de Total à l’extérieur du campus de Polytechnique, Le Monde, 7 mars 2020.

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