Le concept marxiste de lutte des classes redeviendrait-il en vogue à la lumière crue de la crise du coronavirus ? Un gros titre en ce sens sur le site de LCI, un édito dans un autre journal pas franchement révolutionnaire ailleurs… A défaut d’offrir des images de lutte proprement dite, le confinement imposé à plusieurs milliards d’humains exacerbe certaines inégalités dont ils étaient déjà victimes, les plus dépendants en tête, contraints par les institutions, leur employeur, leurs conditions matérielles ou leurs limites morales. Matériellement, l’inégalité la plus abyssale sépare les mal logés, prisonniers de leurs murs vétustes, et les classes aisées qui, à l’instar de nombreux parisiens, ont pu migrer vers les rivages atlantiques et autres contrées plus accueillantes pour retrouver une connexion perdue avec la nature.
Vient ensuite notre jeunesse, dépendante de l’institution scolaire, sommée d’étudier à distance, sous peine de prendre du retard, dans un dispositif dont M. Blanquer n’a pas hésité à affirmer qu’il était prêt, rôdé et attendait tous les élèves. Il n’en était rien, évidemment, une fois de plus. Sur le principe même, les conditions de logement parfois précaires de nombreuses familles ôtaient toute possibilité à leurs enfants d’étudier à domicile dans de bonnes conditions, ce qui aurait dû inciter dès le départ à une ambition modeste. Mais de toute façon, on ne forme pas 850 000 enseignants d’aussi bonne volonté soient-ils à l’enseignement à distance en un week-end. Les infrastructures informatiques maison estampillées RGPD ont quant à elles explosé en plein vol la première semaine et le cas général a été la solution artisanale avec des outils plus ou moins intrusifs1Discord, groupes Whatsapp, Telegram, solutions privées de classes en ligne…, selon les compétences numériques de chacun. Certains établissements ont parfois demandé l’impossible à leurs élèves : travail à la maison décuplé, foultitude de documents à imprimer, évaluations en ligne ou débranchées, toutes modalités renforçant les difficultés scolaires pour les familles les moins équipées. Au point qu’unanimement, syndicats et fédération de parents d’élèves ont dû mettre en demeure Blanquer d’arrêter le massacre, l’obligeant à modérer son discours. En l’absence d’information sur le bac (contrairement à l’Angleterre et à la Belgique où des instructions de souplesse ont rapidement été données), de nombreux professeurs sont encore contraints d’avancer dans les programmes, en dépit de la déconnexion numérique de certains de leurs élèves, qui en paieront le prix à la rentrée.
Mais plus encore que dans les différences de conditions matérielles de confinement, la crise actuelle sépare ceux qui ont la possibilité de se confiner et ceux appelés à produire sur leur lieu de travail. Ouvriers, agriculteurs, livreurs, professions de service ou de santé souvent féminines indispensables au fonctionnement de la société, ont été envoyés au front le plus souvent sans protection et dans des endroits de forte promiscuité. Il n’a échappé à personne à cette occasion que les revenus ne semblaient pas corrélés au caractère indispensable de la fonction, ou alors négativement. Quand la question de la survie émerge, le mythe du premier de cordée en prend en coup. Si l’on doit maintenir l’analogie guerrière chère à M. Macron alors que nous faisons face à un processus normal du monde vivant, ce sont plutôt des images de « chair à canon » qui viennent en tête en pensant à nos infirmières et médecins envoyés combattre sans protection le virus. Ou encore à ces salariés de Dunlop ou Valéo intimés en pleine épidémie de produire inutilement puisque les flux stoppaient en amont comme en aval de l’usine. Entre les infortunés envoyés au front et ceux qui peuvent rester en retrait, l’État, dans un alignement d’intérêts typique du néolibéralisme, a rapidement choisi son camp, celui du capital. Une ministre appelle les inspections du travail à challenger les décisions de toute entreprise arrêtant le travail par précaution sanitaire, un autre fait miroiter aux salariés des primes exceptionnelles de 1000 € pour qui continue le travail en pleine épidémie (mais que ni l’État, ni le patronat, ne veulent payer), promesses de chômage partiel, vœux d’un capitalisme respectueux des personnes quelques jours après avoir autorisé la semaine de 60h, les plus gros mensonges sont bons pour faire passer le mot d’ordre compris de tous : bosser quoi qu’il en coûte en ressources humaines, quitte à héroïser ceux qui participent. On est moins avare en récompenses symboliques qu’en masques. Aux États-Unis, d’aucuns prennent moins de pincettes : le vice-gouverneur du Texas déclarait en toute simplicité que « les personnes âgées voudraient se sacrifier et sauver l’économie pour leurs petits-enfants »…
Convaincre les riches qu’un monde solidaire est meilleur pour eux aussi
Mais à force de poignarder le contrat social, la classe dominante se met en danger. S’il y a bien une chose que la crise du Coronavirus a rappelée à tout le monde, c’est que personne ne peut être sûr d’être épargné et que l’État ne pourra pas toujours protéger la bourgeoisie. Dans une superbe vidéo de simulation d’épidémies poursuivant l’instructif article du Washington Post, Grant Sanderson montre qualitativement que de petites entorses au confinement suffisent à ralentir considérablement l’éradication totale du virus dans la population, que ces entorses soient dues à des tricheries individuelles ou à une mauvaise organisation, comme par exemple le fait de laisser un marché, une usine, un lieu à forte densité humaine ouvert. D’autres travaux sur les biens communs et dilemmes sociaux d’Elinor Ostrom2Economiste et théoricienne des institutions, Prix de la Banque de Suède en science économique (parfois appelé prix Nobel d’économie). montrent la puissance de la réciprocité et de la confiance pour obtenir des résultats collectifs sans intervention de l’État et sans régulation du marché. Il n’est pas très risqué de parier sur de nouvelles défaillances étatiques à l’aune des crises que nous serons amenés à affronter. Tisser des réseaux de solidarité sera le meilleur rempart collectif contre ces crises dont les causes potentielles pullulent, à commencer par le changement climatique et l’épuisement des ressources fossiles et minières3Lire les analyses de Jean-Marc Jancovici sur les fossiles en lien avec le PIB, Philippe Bihouix ou Guillaume Pitron sur les métaux rares..
Or de nombreux chercheurs ont étudié les mécanismes d’établissement et de destruction de la confiance, et les conclusions unanimes sont que celle-ci se brise bien plus vite qu’elle ne s’établit. S’il n’est pas sanctionné, un petit groupe de tricheurs suffit à rendre rapidement égoïste un groupe altruiste, ruinant les possibilités de comportements collectifs efficaces et mettant en péril l’ensemble du groupe. Par ailleurs, les joueurs de ces jeux théoriques sont en général prêts à payer cher pour que les tricheurs soient sanctionnés. Aux concours obscènes de milliardaires qui étalaient leur philanthropie à l’occasion d’un drame patrimonial, ont succédé les conseils de coachs en développement personnel et les journaux de confinements d’écrivains bien lotis, squattant un espace (médiatique) supplémentaire au moment où tout le monde en manquait. Il est risqué de parier sur l’indifférence ou la patience illimitée du peuple pour ce genre de provocation. Quand viendront des crises autrement plus violentes, il sera dangereux d’être trop riche au milieu d’un océan de malheur.
A la solidarité collective, la classe dominante semble aujourd’hui préférer la sécession, armée de technologies de surveillance et de répression, preuve de sa conscience de la précarité de sa situation mais aussi de sa croyance que ces inégalités peuvent perdurer. La question de la sécession se pose en termes explicites dans certains milieux particulièrement inégalitaires comme le monde sportif, miroir grossissant de la société actuelle. Dans une crise d’une autre ampleur que celle que nous vivons, tout le monde sera aux aguets, y compris la police, et rien ne garantit que celle-ci choisira le camp du plus petit nombre. Les théories évolutives nous montrent que dans le monde du vivant, si l’égoïsme supplante l’altruisme au sein d’un groupe, les groupes altruistes supplantent les groupes égoïstes4Pablo Servigne, Gauthier Chapelle, l’Entraide, l’autre loi de la jungle. Condensé de références à des études montrant comment dans le monde du vivant, ce sont les comportements d’entraide qui sont la règle et non la compétition pour se donner les meilleures chances de survie, spécialement quand les conditions environnementales se durcissent et que le milieu s’appauvrit.. Un monde solidaire est un monde résilient, moins risqué pour tous et aussi pour les plus favorisés. A nous de le leur faire comprendre ou, à défaut, de le leur imposer.
[1] Discord, groupes Whatsapp, Telegram, solutions privées de classes en ligne…
[2] Economiste et théoricienne des institutions, Prix de la Banque de Suède en science économique (parfois appelé prix Nobel d’économie).
[3] Lire les analyses de Jean-Marc Jancovici sur les fossiles en lien avec le PIB, Philippe Bihouix ou Guillaume Pitron sur les métaux rares.
[4] Pablo Servigne, Gauthier Chapelle, l’Entraide, l’autre loi de la jungle. Condensé de références à des études montrant comment dans le monde du vivant, ce sont les comportements d’entraide qui sont la règle et non la compétition pour se donner les meilleures chances de survie, spécialement quand les conditions environnementales se durcissent et que le milieu s’appauvrit.