Le mythe de l’ascenseur social

A l’aube d’une fin de carrière, à l’aune de plusieurs années d’études et de plus de 40 années d’expérience professionnelle, au moment de me mettre en retrait de la vie de l’entreprise, lorsque cela coïncide avec la mise à mal et le démontage de nos acquis sociaux dont le régime de retraite par répartition, et plus largement le travail de sape de nos démocraties et des modèles sociétaux, j’ai à cœur de partager mon parcours et mes expériences pour aider ceux qui ont vécu ou vivront les mêmes circonstances et prolonger nos réflexions pour entrevoir d’autres possibles plus humains.

Issu d’une famille d’ouvriers ma mère était « dactylo », nous dirions maintenant « assistante » et mon père ouvrier qualifié (ajusteur en aéronautique), j’ai eu une enfance heureuse, empreinte d’une grande curiosité et émerveillement sur le monde que je découvrais, d’un naturel optimisme voire insouciant. Ma famille portait les valeurs traditionnelles de solidarité et d’entre-aide des ouvriers dans une gauche esprit front populaire.

Je suis un pur produit de l’école publique. Pas nécessairement par choix mais plutôt par un non-choix puisque mes parents ne pouvaient financer aucune étude.

Déjà la fin du primaire fut le début de la sélection : pour intégrer le lycée qui n’était qu’à quelques mètres, seuls les 5 premiers de la classe pouvaient accéder au Graal, ce qui fut mon cas.

Après douceur et bienveillance de nos instituteurs(trices), ce fut le choc d’une institution qui menaient les petits 6èmes chanceux aux classes préparatoires puis Math Sup et Spé séparés par une simple cour dans un environnement quelquefois hostile et complexe regroupant plusieurs centaines d’élèves.

C’est un âge qui n’a pas encore prise avec les clivages vestimentaires ou culturels, nous étions tous égaux dans nos jeux et nos occupations plus ou moins studieuses, une liberté sans barrières en apparence…

J’eu la chance par ma prédisposition à la curiosité de développer le désir d’apprendre et de comprendre. Sans en prendre conscience cela me permit de contourner le premier obstacle majeur énoncé par mes parents : « tu dois te débrouiller tout seul car nous ne pouvons pas t’aider à faire tes devoirs », sentence qui m’a bien interrogé : pourquoi mes parents n’étaient pas capables de comprendre mes devoirs alors qu’ils étaient bien plus expérimentés que moi ? J’entrai de plein pied dans les effets du déphasage culturel. Les lectures du lycée ne pouvaient pas avoir d’écho dans ma famille où la lecture était soit rare soit, du côté de ma mère, composée d’auteurs persona non grata dans les rayonnages du lycée.

Ces années passèrent aussi vite que les comètes pour m’amener sur les bancs de l’université des Sciences Economiques.

La lecture de deux ouvrages majeurs a contribué à instancier cette prise de conscience : en fac nous devions commenter des ouvrages, j’avais choisi chez le grand économiste John K. GALBRAITH son opus majeur : « Le nouvel état industriel ». En le compulsant, un concept m’a tout de suite paru lumineux : l’acculturation. Il décrivait ce que je vivais de manière prégnante au fur et à mesure de l’avancée de mes études : le décalage culturel qui peut se définir de manière simple par le déphasage voire le fossé entre la culture de son milieu social et la culture portée par les enseignements. Pour les autres CSP voire les CSP+, nos études et leurs sujets avaient le même écho dans leur famille, de plus ils disposaient à la fois du support de leurs parents et des moyens matériels de leur réussite (encyclopédies, cours particulier, etc…).

Le deuxième déclic est aussi issu de l’Université des Sciences Sociales où en TP nos professeurs ont proposé de réaliser un sondage de tous les étudiants de notre filière afin de déterminer puis construire la cartographie des origines des étudiants de première année de DEUG. Quelle ne fut pas ma surprise lors des résultats d’apprendre que nous n’étions que 7 % de fils d’ouvriers et seulement 1 % d’enfants de paysans, à rapprocher des pourcentages élevés d’enfants d’enseignants, de cadres moyens et de professions libérales (dont les médecins).

Un peu plus tard, ces terribles constats étayés par des statistiques bien réelles étaient confirmés dans l’excellent ouvrage du grand Bourdieu « les héritiers » qui expose bien la causalité des inégalités sociales par le non-héritage culturel.

Il devint alors évident que du côté de ma famille il n’était pas envisageable de financer des études longues et que celles-ci ne me mèneraient à aucun emploi direct ainsi qu’une autonomie à moyen terme.

L’époque étant aux premiers cursus de professionnalisation supérieure, j’intégrais un BTS Informatique. Au cours de ce diplôme où le critère de sélection par les mathématiques ne retient encore que peu de descendants d’ouvriers, la surprise fut à la fin de ces études, pendant lesquelles nos professeurs nous répétaient régulièrement « votre formation est à la pointe des technologies, les entreprises se battront pour vous recruter » : diplôme en poche, ce fut le désert : les entreprises avaient dû oublier notre titre…. Et il fallut sortir les avirons pour trouver un premier emploi.
Rapidement j’intégrais une banque qui m’envoya dans les meilleures formations et m’employa quelques années puis je partis découvrir le monde de la prestation de services (SSII rebaptisées depuis ESN : Entreprises du Secteur Numérique) avec des clients majeurs comme France Télécom, Bull, le ministère du travail, la RATP, Crédit Agricole, Caisse d’Epargne, etc….

De développeur je franchis rapidement les échelons ; d’expert en base de données je devins chef de projet puis directeur de projet. Ma progression s’accompagnait de la même sensation de décalage : les valeurs bien ancrées de mon ADN familial étaient bafouées par les pratiques managériales que je devais adopter : favoriser les individualités, faire en sorte que les collaborateurs aient « le doigt sur la couture du pantalon », rationaliser les compétences, accroitre la marge…

Je ne tardais pas à être dans une position délicate. Lors d’un rachat, notre direction décida de réduire drastiquement les effectifs. Quasiment la moitié des collaborateurs furent sommés de partir, de démissionner ou purement et simplement furent licenciés de manière arbitraire par un directeur nommé à cet effet (il fut remercié une fois le sale travail réalisé…)

Face à un tel séisme, la quasi-totalité du personnel se mit en grève. Ayant des fonctions de direction et de management, j’étais totalement en phase avec mes collaborateurs aussi je participais à ces grèves. Je savais être dans une position délicate mais mes valeurs, mon éthique ne pouvaient adhérer à ces pratiques d’une violence inouïe et arbitraire.

Très rapidement je fus convoqué par mon directeur : « vous faites partie du management et de l’équipe de direction avec laquelle vous vous devez d’être solidaire. En participant à la grève, vous vous désolidarisez de la direction et la mettez en péril, aussi j’attends votre démission ».
Sidérant ! Cela ressemblait à certains régimes totalitaires qui exigeaient une obéissance totale aux ordres ! Je lui ai bien expliqué que je devais être certes solidaire de ma direction dans la limite d’actions acceptables et conformes à la déontologie et au droit du travail, mais là les licenciements étaient en grande majorité abusifs… Heureusement pour moi j’étais en position de force sur mes projets ce qui m’a évité un licenciement immédiat. Aucune suite : mon responsable démissionna dans les mois qui suivirent.

Puis au fil des rachats successifs je me retrouvais dans un grand groupe ou je fus « rattrapé par la patrouille » : mon responsable direct me convoqua : « Vous ne pouvez plus progresser dans la hiérarchie : votre niveau de diplôme est incompatible avec des fonctions de management de niveau supérieur ».

Surprise ! « Je ne comprends pas : j’ai maintenant plus de 15 ans d’expérience, la valeur de mon diplôme n’a aucune incidence sur mes capacités, cela était valable en début de carrière mais pas maintenant ? » Mais non j’étais confronté au syndrome bien français : quelle que soit votre expérience, vous êtes d’abord évalué sur vos diplômes. Et nous nous retrouvons jugé non plus sur nos propres compétences mais d’abord qualifié sur le niveau d’études atteint.

Retour sur les bancs de l’école, je passai donc avec succès un diplôme d’ingénieur en informatique, ce fut la fin de la ségrégation – en France, autre curiosité peu rationnelle : un diplôme d’ingénieur est plus reconnu qu’un titre universitaire…. Effet de caste sans aucun doute (les élites fonctionnent en réseau et ont tendance à coopter les leurs).

La suite de ma carrière m’a amené à vivre au plus près les mutations technologiques et sociétales reproduites dans l’entreprise privée : l’émergence d’un middle management interchangeable (en moyenne ils restent moins de 3 ans en poste) et de moins en moins compétent illustrant ainsi le fameux principe de Peter (« dans une hiérarchie, tout employé a tendance à s’élever à son niveau d’incompétence »), plus garde-chiourme que gestionnaire. Ainsi un opérationnel doit, en moyenne, référer à 4 ou 5 supérieurs.

Au fil des années mon pouvoir d’achat a diminué : peu de progression de salaire. Plus vous avancez en âge plus le risque de démission et de perte de compétences pour l’entreprise se réduit donc pas besoin de vous augmenter…. L’avancement se fait plutôt selon l’appartenance au réseau des décisionnaires (à qui il convient de faire une cour rapprochée, gamin on disait « fayotter ») ou selon le langage officiel en « sur performant ». L’augmentation de salaire ne s’obtient plus sur son mérite et sa valeur (déduite de ses résultats) mais sur la seule position de force ou l’allégeance aux managers N+1 ….

Et maintenant dernière désinformation édifiante : ces dernières années je regarde autour de moi et m’aperçois que je suis un des derniers dans l’entreprise à atteindre 62 ans : mes collègues ont été pour la plupart remerciés ou poussés en pseudo « pré-retraite » à coups de départs négociés et d’indemnités tout juste supérieures aux indemnités de licenciement. Il faut savoir qu’aujourd’hui les plus de 60 ans ne sont actifs que pour seulement un tiers d’entre eux (2 sur 3 sont soit à la retraite, soit malades ou décédés, soit au chômage). Quelle tromperie majeure que d’allonger le départ à la retraite alors que quasiment 70 % des personnes concernées ne peuvent plus travailler ! Le fameux âge pivot concernera de moins en moins d’actifs illustrant ainsi la loi de Pareto ….

De tels exemples illustrent bien la difficulté de concilier fonctions de direction et de management avec ses propres valeurs et son éthique qui ne correspondent pas aux attendus de la culture d’entreprise vouée au libéralisme.

Nous assistons à un renforcement de celui-ci, amplifié par la mondialisation et la disparition des cultures et des régimes plus démocratiques. Le clivage gauche – droite est certes dépassé mais il avait le mérite de créer un contre-pouvoir.

Dans les entreprises comme dans nos sociétés, c’est la course sans fin au profit, à la gouvernance à court terme pour atteindre ou maximiser des taux de croissance à deux chiffres et dégager des dividendes énormes aux actionnaires. Cela se traduit, par exemple, par un écart énorme entre le pourcentage que représente l’intéressement et la participation aux salariés et le pourcentage des dividendes versés aux actionnaires. Plus les fonctions de management sont élevées, plus le salaire croit de manière exponentielle accompagné d’accélérateurs que sont devenus les stock-options distribuées au management de haut niveau ou des conditions préférentielles d’achat d’actions (prix préférentiels, abondement de l’entreprise)

Cette logique de profitabilité à outrance n’a aucune limite : pourquoi se satisfaire du niveau de marge atteint alors qu’il est certainement possible de faire toujours mieux (la marge exigée l’année N+1 est toujours supérieure à N). Cette course devient schizophrénique en se caractérisant notamment par :

  • La distorsion de la réalité : détournement des relations au sein de l’entreprise pour casser tout regroupement et favoriser les individualités à outrance pour mieux servir la course au profit
  • L’émoussement des affects : l’individu n’existe plus, il est éliminé s’il ne sert pas la cause : licenciements, dégraissages, etc… progression au seul mérite décidée par une seule personne la plupart du temps
  • Ambivalence du discours : une vérité est vraie à un instant T, à T+1 si elle n’est pas dans la lignée de la profitabilité elle n’est plus de mise.
  • Absence de stratégie à moyen et long terme : c’est ce que nous appelons « le management à la petite semaine » reflet de notre société ou il faut réagir en temps réel. Recul et prise de distance ne sont plus possibles.

C’est ce monde de l’entreprise privée qui vous attend aussi sachez-le et préparez-vous à y vivre ou survivre…. Dans une démocratie où le mythe de l’ascenseur social rejoint malheureusement celui de Sisyphe.

 

Bernard

 

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