Quelque chose se trame dans mon village

Je suis la dernière née d’une famille de classe moyenne supérieure, qu’on qualifierait aujourd’hui de petite bourgeoisie de province. Cette province, c’est une campagne à l’orée de la forêt et de la frontière belge. C’est un village d’un peu plus de 1500 habitants qui, lorsque j’y arrive enfant au début des années 80, compte deux boulangeries, quatre épiceries, trois bouchers-charcutiers, une mercerie, un quincaillerie, un coiffeur, un hôtel restaurant, quelques bars, peut-être trois agriculteurs/éleveurs, une fonderie et une brosserie où travaillent plus de cent ouvriers.

C’est à l’école primaire de ce village que je passerais le plus de temps dans une institution éducative. J’y croise les enfants du maire, du contremaître, du pharmacien, des agriculteurs, des commerçants, des ouvriers. Nous jouons ensemble sans conscience d’une quelconque différence sociale, du moins au début. Je me rends compte au fil des ans que certains de mes camardes de classe sont absents des autres endroits que nous fréquentons moi et d’autres : la base nautique où l’on apprend les rudiments de voile en optimiste, le conservatoire de la ville d’à côté où je découvre une toute autre palette de savoirs. Je me pose des questions quant à leur absence, j’y vois au début du désintérêt jusqu’à ce que l’on me dise que ces activités ne sont pas gratuites. C’est sans doute pour cela qu’ils ne peuvent y aller. Sans que cela soit un choc, c’est sans doute un des moments fondateurs – je ne le saurai bien évidemment pas à cet âge là – d’une certaine prise de conscience politique. Il y avait là quelque chose que j’avais du mal à comprendre. Bien sûr, je sus plus tard que le conservatoire aussi bien que la base nautique étaient accessibles à des revenus modestes, encore fallait-il avoir un moyen de se déplacer…

Toujours est-il que je passe rapidement sur cette injustice, il y a tellement de vie et de gaité dans ce village. Toutes ces personnes qui au sortir de l’usine à 17h, passent d’épicerie en boulangerie, discutent gaiement entre elles, sortent les soirs d’été devant leur porte et échangent quelques mots tout en savourant la fraîcheur du soir. Cela oui, de la vie il y en a, de l’insouciance aussi – enfin la mienne ce qui est bien normal à dix ans – mais je sens néanmoins que quelque chose se trame. J’entends çà et là des discussions à propos de la fermeture probable de l’usine, la brosserie va très mal elle aussi.

Je m’éloigne de la vie quotidienne du village en entrant au collège privé de la ville. Sans en avoir totalement conscience, j’évolue dans un milieu de plus en plus normé socialement parlant où beaucoup font aussi de la voile et de la musique. Je retrouve au lycée quelques uns de mes camarades de primaire qui avaient continué leur éducation en établissement public. Je découvre que sur les vingt élèves que nous étions dont la moitié d’enfants d’ouvriers, seul deux de ces derniers ont atteint le lycée. Ces années sont marquées par la chute du mur de Berlin, de l’Union Soviétique, du procès et de l’exécution en direct du couple Ceausescu. Je suis tout cela avec attention, mais je n’y comprends absolument rien. Je sais juste que l’URSS ne sera pas au programme du bac et que c’est plutôt une bonne nouvelle. Après l’obtention du bac C, je me dirige en prépa HEC, comme ça parce que tout le monde dans ma classe de terminale va dans une prépa ou une autre.

C’est en classe préparatoire que je vis une première rupture. Très vite, j’ai du mal à accepter les règles du jeu, jeu dont je sors partiellement, par réflexe de survie je crois. Ce bourrage de crâne aux forceps n’est guère fait pour moi. Je reprends l’étude de la musique et lis les ouvrages qui m’interpellent non ceux que l’on m’impose.

Malgré tout, les programmes invitent à la réflexion politique. Et puis, le référendum sur le traité de Maastricht approche. C’est la première fois que j’ai le droit de voter. En classe, il nous est expliqué implicitement qu’il faut voter oui. L’Europe c’est bien, cela permet de constituer un espace économique suffisamment puissant pour faire armes égales avec les États-Unis. Je m’efforce à lire le traité en question, sans n’y rien comprendre. C’était quand même étrange cette histoire, je parvenais à comprendre quelque peu certains ouvrages « dits » complexes, notamment en philosophie et ne pigeais absolument rien à ce traité… Bref, j’ai voté Oui.

Quelque temps plus tard, de retour après les concours (j’ai quand même sauvé les meubles en décrochant une Sup de Co) dans mon village d’enfance, le vote Non au référendum fut majoritaire. Au fur et à mesure des ans, l’usine avait fermé, la brosserie était en liquidation judiciaire. Peu à peu, les commerces s’étaient raréfiés. Mon village était devenu terne, tout lien social semblait avoir disparu pour laisser place à une cité dortoir.
La suite me mène en école de commerce que je fuis assez rapidement grâce au programme d’échange à l’étranger complété par un programme d’études pré-doctorales en économie. C’est là où ça devient cocasse, ne comprenant rien à rien en matière de politique ou d’économie, je suis parallèlement des cours axés sur l’école de Chicago et celle de Cambridge. Je découvre Nicolas Kaldor, Joan Robinson et Marx, qui m’avaient été légèrement introduits en philosophie du programme de terminale. Alors qu’en école de commerce, nous étions incités à lire Les Échos, mes professeurs en économie du travail ou du développement m’invite à lire Le Monde Diplomatique. Ce qui me frappe à l’époque, c’est que la pensée néo-classique est enseignée comme une évidence indiscutable alors que mes professeurs hétérodoxes adoptent une approche de déconstruction, autant que je m’en souvienne. Étrangement, c’est avec les élèves des cours hétérodoxes que je me sens le mieux, le verbe est haut, la critique est sévère envers les adeptes de Friedman, il existe une autre façon de voir le monde.

Ce sont ces années là qui ont forgé durablement une certaine conscience politique contre l’idée de domination. Elle m’est restée. Malgré toutes ces années depuis passées à travailler dans le milieu de la finance. J’y évoluais avec la lucidité nécessaire pour ne pas devenir complètement schizophrène : il faut bien assurer les moyens matériels de sa reproduction selon une formulation que j’ai entendue un nombre conséquent de fois dans les interventions et écrits de Lordon.

J’ai été émue de suivre la révolte des ouvriers de Cellatex, je me suis opposée au CPE, ai voté non au référendum de 2005. Je me suis faite avoir comme bien d’autres par le hollandisme, j’ai voté Mélenchon au premier tour de 2017 et blanc au second. Je soutiens les gilets jaunes et les personnes mobilisées dans la grève actuelle. Mais est-ce que cela sera assez ? S’il fallait aller vers une pensée plus radicale pour en finir avec la destruction que peut engendrer un système néo-libéral capitaliste, pourrions-nous seulement le faire ? En tant que nation, fondue dans une mécanique faussement solidaire qu’est l’Europe ? Pourrions-nous nous affranchir des forces de rappel extrêmement puissantes du néo-libéralisme ? Il suffit de se rappeler la campagne médiatique acharnée anti FI lorsque le candidat talonnait voire dépassait Fillon.

En conclusion, s’il doit y avoir un sens à ce témoignage c’est que je crois avoir connu la manifestation d’une période de bonheur dans ce village il y a près de 40 ans. La population avait pansé les plaies de la seconde guerre mondiale et n’était pas encore affectée par les ravages de la mondialisation, du néo-libéralisme. Si cela a existé, c’est que c’est possible quand bien même les formes de cette existence seraient aujourd’hui à réinventer.

 

Véronique Roux

4 réponses

  1. RICHARD dit :

    Pour comprendre mieux :
    gael-giraud-tsunami-financier-desastre-humanitaire.html

    Personnellement, je me sens schizo entre le refus du « progressisme » sociétal – PMA par exemple, combien de Gilets jaunes sont concernés ??? – où s’est engouffrée la gauche plutôt que de se pencher sur de vraies alternatives économiques et sociales (qui peut croire aux analyses de Mélenchon ?) et la droite qui n’a rien de mieux à proposer et qui s’est même ralliée par opportunisme, comme on vient de le voir au Sénat, sur la loi de bio-soi-disant-éthique.. Mis à part JF Poisson et Bellamy à droite, rien à l’horizon

  2. Méc-créant dit :

    Voilà décrit avec beaucoup plus de réactions personnelles, de perception sociale, de chaleur humaine et de la force de la vérité émanant du vécu… « Le village rentable » que j’avais présenté dans un texte sur Maastricht. C’est par ce délabrement total de la vie quotidienne, des liens sociaux, de la disparition de la vie économique et des services publics, le désert commercial et médical,…bref, de tout ce qui fait la vie d’une population qu’on peut mesurer clairement ce que l’on doit à l’ultra-capitalisme, cornaqué chez nous par l’UE…qui a très bien accompli ce pourquoi elle a été faite: imposer le droit des actionnaires à disposer des peuples.
    Méc-créant.
    (Blog: « Immondialisation: peuples en solde! »)

  3. mirepm dit :

    J’aime beaucoup ce témoignage qui replace l’humain au centre et dénonce le système capitaliste comme destructeur.
    J’adhère à cette analyse!
    Merci

  4. moi dit :

    Merci beaucoup pour ce témoignage. En revanche, j’ai l’impression qu’une bonne part de la population apprécie les supermarchés (ou maintenant le drive) et ne souhaite pas faire ses courses dans des commerces différents en centre-ville. Pour avoir passé un peu de temps dans un bled reculé de France, les gens ne m’ont pas paru malheureux et ne semblaient pas tristes que le centre ville soit quasi mort. Que les industries ferment, ça oui ça les préoccupait, mais que les petits commerces soient remplacés par des supermarchés en périphérie, non.

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