Entre le mal et le pire, « il se passe un truc » !

De retour d’Israël, dans un avion et d’une formule [1], Macron aura donc adressé, ou plutôt expédié, sa réponse au puissant mouvement social qui ébranle la France depuis plus d’un an et demi. Les 63 actes des Gilets jaunes et les 55 jours de grèves contre le projet de réforme des retraites ont été déquillés de la façon dont on doit probablement congédier une domesticité rebelle : « si vous n’êtes pas contents allez voir ailleurs ! ». Traduit dans les termes souples qu’autorisent l’élégance de la fonction présidentielle et le génie propre de celui qui l’occupe cela a donné : « Mais allez en dictature ! (…) essayez la dictature et vous verrez ! ».

Qu’un mal ne soit pas vraiment un mal si l’on peut concevoir, et même expérimenter, un mal encore plus grand est une idée qui n’a jamais consolé personne, tant le pire est à notre disposition et que nous n’envisageons pas de devoir choisir entre lui et le mal. D’autant moins que l’alternative est ici mal formulée.

Craindre de ne « plus être dans une démocratie » (jugement négatif), ce n’est bien sûr nullement affirmer qu’une « dictature se serait installée ». C’est simplement s’affecter de manière assez élémentaire de quelques questions portant, par exemple, sur la protection suspecte dont bénéficient des usurpateurs de fonction ou sur les atteintes à la liberté de diffusion de l’information (loi sur les fake news). C’est sans doute aussi se défier désormais de la parole d’un ministre de l’intérieur et exiger la vérité sur les morts de Zineb Redouane, de Steve Canico ou de Cédric Chouviat. C’est très certainement décider de comptabiliser minutieusement les violences policières (David Dufresne) bien qu’il soit affirmé qu’elles n’existent pas puisqu’elles sont précisément « policières » et que nous sommes dans un état de droit.

De la même manière, affirmer que nous ne sommes pas dans une dictature n’interdit pas de juger que nous sommes dans une non-démocratie (jugement indéfini) dès lors que, par exemple, l’indépendance de la justice ne semble pas être garantie ; qu’il s’agisse des condamnations infligées aux acteurs du mouvement social (gilets jaunes, syndicalistes), ou des perquisitions effectuées (ou tentées) dans les locaux d’un parti de l’opposition politique ou dans ceux d’une presse indépendante. Par contre, chacun conçoit assez bien qu’être dans une démocratie requiert, assurément et a minima, que toutes ces interrogations, craintes, préventions ou défiances, que tous ces doutes et suspicions, soient reçus par un chef d’État et non pas balayés par lui sous prétexte qu’il ne s’agit là que d’idées séditieuses, anti républicaines et anti démocratiques, ou de vulgaires élucubrations d’une foule haineuse.

Il est vrai que la certitude d’être dans une non-démocratie n’est guère plus rassurante que le sentiment d’être dans une dictature, puisqu’elle se présente justement comme une possibilité intime de notre démocratie et non plus comme une alternative extérieure qui la nie. Mais alors dans quel régime sommes-nous ? De la même façon que le non-mort est un mort vivant, il faudrait parler de notre démocratie comme d’une sorte de démocratie zombie ; ce que certains se sont risqués de baptiser du nom de « démocrature ». Quel besoin alors d’employer ce terme de dictature qui d’ailleurs circule à peine dans les discours « coupables » que Macron prétend dénoncer ? Dictature peut certes s’entendre, dans un sens relâché, comme une forme d’exercice autoritaire du pouvoir. Mais ce n’est pas sous la figure évasive d’un dictateur que Macron est appréhendé et conspué par la rue, mais plutôt sous celle — bien mieux ancrée dans l’histoire de notre pays — d’un monarque distant, arrogant et méprisant. Une figure qu’avait violemment effacée La Grande révolution (Kropotkine), et qui réapparaît cependant tel un spectre. Figure d’un revenant que l’on doit promener au bout d’un pique non pas pour effrayer le bourgeois (qui ne manque de toute façon pas de l’être), mais pour conjurer une hantise. Pas de dictature donc, et par conséquent pas non plus de « clan » ; rien de ce que Macron évoque dans son indécise définition de la dictature. Par contre une oligarchie financière, précisément désignée et clairement nommée dans les assemblées générales et sur les piquets de grève. Une sorte de ploutocratie, la même probablement qui, dans le Chili de Pinochet, conduisait Friedrich Hayek à confier, dans un célèbre entretien, qu’à tout prendre il préférait « un dictateur libéral plutôt qu’un gouvernement démocratique manquant de libéralisme ». Faut-il considérer que nous tenons-là une réponse ? Un aveu ?

« Nous sommes une démocratie » clame donc Macron, comme s’il s’agissait pour lui moins d’attester d’une réalité que de pousser un coup de gueule, de nous administrer une gifle. Mais en quel sens devons-nous l’entendre ?

Le Président nous instruit. La démocratie « est un système politique où l’on choisit nos dirigeants » par opposition à une dictature, qui est « un régime où on ne change pas les dirigeants, jamais » et où par conséquent la souveraineté du peuple n’est jamais reconnue. La définition est politiquement et même constitutionnellement pauvre. Autant dire que la démocratie, réduite à sa seule forme représentative, se recueille dans l’unique acte par lequel on élit des représentants. C’est bien insuffisant pour la distinguer d’une possible « dictature », dont on rappellera au passage qu’elle n’est pas nécessairement anticonstitutionnelle. Rien n’empêche en effet qu’une majorité d’électeurs confère à un « clan » ou à « un seul homme » (pour reprendre les termes du propos présidentiel) le pouvoir de restreindre tous les droits fondamentaux d’un peuple, à l’exception éventuellement de celui de participer aux élections. Pas de droit de grève, pas de droit de manifester, pas de presse libre, pas « d’espace public », mais seulement le droit de voter tous les 5 ans. L’onction électorale peut même, au nom de la souveraineté populaire, couvrir les plus abjectes violences policières et rendre impossible tout recours contre elles puisqu’elles sont, par principe, légitimes si elles sont légales. C’est ainsi que Macron récuse la notion même de « violences policières » au nom de celle d’état de droit. Mais que croit-il ? Que les persécutions du régime nazi, par exemple, étaient illégales parce que le troisième Reich n’était pas un état de droit ? Quel État n’est pas un état de droit et ne justifie pas la violence qu’il peut exercer sur sa population par ce droit ?

En souvenir de la période de Weimar, on devrait donc traiter avec un peu moins de légèreté et de complaisance, que ne le font en général les éditocrates accrédités des médias mainstream, la question des rapports entre légalité et légitimité dans une République. Rien ne nous contraint d’admettre de la part de La République En Marche ce que nous n’aurions pas toléré de la part du Rassemblement National au nom d’une conception débilitante de la démocratie. Nous ne devons par contre pas renoncer à en proposer une idée autrement plus consistante ; celle portée pendant de longs mois par les Gilets Jaunes, et qui soutient qu’il ne peut pas y avoir de démocratie là où un peuple ne peut jouir d’un réel espace public de débat et d’initiative, ni là où ses représentants n’ont pas à rendre compte régulièrement de leurs mandats et ne peuvent donc pas être congédiés en cours de ceux-ci ?

Dans un second sens, la pensée présidentielle définit la démocratie par « un principe fondamental : le respect de l’autre, l’interdiction de la violence, la haine à combattre ». Nous passons ainsi d’une conception politiquement inquiétante à une conception moralement creuse de la démocratie. Avec un tel degré de généralité où veut-on exactement en venir ? Sans doute à cette idée qu’il faudrait opposer à la violence d’une foule haineuse et séditieuse, le patient travail parlementaire. Mais on se trouve être rapidement embarrassé. Force est en effet de reconnaître que le débat politique, que le débat parlementaire n’existe plus au sein même du parlement ou qu’il n’est devenu qu’une formalité vide. Est-il seulement possible, par exemple, d’envisager en France qu’un gouvernement puisse être renversé par la Chambre ? Question rhétorique. Dans l’histoire de la Ve République sur la bonne centaine de motions de censure déposées, une seule a été votée. C’était le 5 octobre 1962, contre le premier gouvernement Georges Pompidou et, de fait, antérieurement à l’élection d’un Président de la République au suffrage universel !

En réalité la pensée libérale ou plus exactement néolibérale ignore tout des ressorts d’un débat politique. Elle n’envisage, dans le meilleur des cas, pas d’autre finalité à celui-ci que l’obtention d’un consensus. Mais à vrai dire la supposition d’une adhésion ou d’un simple consentement lui suffit, car elle compte aussi sur la résignation. Si elle n’obtient pas le consensus, c’est, nous expliquera-t-elle, qu’elle est confrontée à des individus agités de passions belliqueuses et violentes et non pas à des sujets rationnels. Et, puisqu’il n’y a pas par principe, selon elle, d’alternative au paradigme néolibéral, le débat n’a nullement pour fonction de rendre possible l’élaboration d’une décision ou d’un projet communs, et n’a par conséquent pas besoin d’être mené pour être déclaré comme nous l’a appris la farce du Grand Débat National. Le gouvernement peut lui substituer une tâche pédagogique (la fameuse pédagogie de la réforme) dont l’ambition éducatrice se réduit, comme on le constate, à parvenir à arracher de l’adhésion ou du consentement. C’est ce à quoi s’emploient soit le simple marketing politique qui cible le citoyen électeur tel un simple consommateur, dans une stratégie pré-électorale, soit, une fois les élections passées, les méthodes plus éculées de la bonne vielle propagande qui martèle une idée autant qu’il sera nécessaire pour que la foule ignorante en vienne à croire que c’est bien cela qu’elle pense et veut.

C’est armé de cette forte pensée présidentielle que nous pouvons apprécier la déclaration, quelque peu hallucinée, de Macron lors du Festival de la BD d’Angoulême : « Mais je récuse le terme de violence policière, la violence est d’abord dans la société ». Qu’il existe une violence sociale n’est certes pas une découverte. Elle est ici évoquée, comme très souvent, pour éluder une première violence dont Dom Helder disait qu’elle est « la mère de toutes les autres », à savoir « la violence institutionnelle, celle qui légalise et perpétue les dominations, les oppressions et les exploitations, celle qui écrase et lamine des millions d’hommes dans ses rouages silencieux et bien huilés ». Mais la violence n’est pas seulement celle conservatrice des formes de domination, c’est aussi celle créatrice de tout droit, la violence inhérente au droit et à la loi, présente dans tout pouvoir, celle dont le refoulement conduit précisément à offrir le spectacle lamentable, pitoyable, de nos parlements parce qu’écrivait déjà W. Benjamin « ils ne sont pas restés conscients des forces révolutionnaires auxquelles ils doivent leur existence » (in Critique de la violence, p.77).

La meilleure façon d’appréhender les prétentieuses sentences présidentielles, et de nous prémunir des doses de moralines légalistes qui nous sont infligées, reste toutefois de se fier au très solide théorème de Clausewitz qui veut que le « conquérant est toujours ami de la paix. Il voudrait bien faire son entrée dans notre État sans opposition ». La règle n’est pas prise en défaut. L’offensive néolibérale actuellement menée par Macron et qui vise pour le moins à détruire notre état social et l’ensemble des protections qui vont avec ne produit une situation de guerre sociale que pour autant que nous décidons de résister et de nous défendre. Résignons-nous, soumettons-nous, abdiquons toute volonté politique, renonçons à tout espoir de justice et nous aurons alors réintégré le cheptel démocratique, fait de « respect de l’autre » et de « haine de la violence » que Macron a pour mission de conduire, et que la tranquillité bourgeoise sanctifie.

Nous ne sommes condamnés ni au mal ni au pire. Nous le notons tous, « il se passe un truc » [2]. Quoi ? Ce n’est pas la levée d’une grande armée de partisans, mais c’est plutôt une multiplication de points ou de foyers de résistances. Ce n’est pas la césure profonde qui entaille l’ordre du monde, mais c’est comme une fêlure parfois inassignable qui produit un clivage qui ne pourra probablement pas être réparé. Nous sommes à ce moment où rien n’est encore cassé, mais où plus personne n’adhère et où le cynisme qui a si longtemps servi de nouvel esprit au capitalisme ne parvient plus à colmater les brèches qui se dessinent. Ça craque, ça se déchire, ça se défait. Partout et de manière bien souvent inattendue. La bascule n’est pas encore faite, nous sommes sur ce point de décision qui est celui que connaît tout véritable engagement, mais qui a déjà évincé les ridicules alternatives de la rhétorique présidentielle.

Pascal Levoyer

 

[1] Le verbatim se trouve ici : https://www.rtl.fr/actu/politique/macron-essayez-la-dictature-et-vous-verrez-7799955303

[2] Il ne s’agit que d’une inscription, mais qu’Eric Beynel a justement relevée dans sa belle intervention samedi à la bourse du travail de Paris.

 

 

2 réponses

  1. Anouk dit :

    Excellent texte qui a le mérite de hisser la pensée à un niveau que nous serions pourtant en droit d’attendre d’un chef d’Etat.

  2. Bichi dit :

    En souvenir de la période de Weimar, écrivez-vous, « on devrait traiter avec un peu moins de légèreté et de complaisance (…) la question des rapports entre légalité et légitimité dans une République ». Pourquoi toujours chercher la paille dans l’oeil du voisin et ignorer la poutre qui habite le nôtre ? La question du rapport entre légalité et légitimité est au coeur de notre histoire avec le vote des pleins pouvoirs à pétain le 10 juillet 1940 par 586 députés et sénateurs contre 80. Il serait bon de rappeler à macron et à d’autres, que pour être légal le gouvernement de pétain n’était pas légitime et que l’histoire a donné raison aux 80 qui ne se sont pas couchés devant les consignes revanchardes de Laval, le vaincu de 1936 qui trouvait là l’occasion d’une vengeance de classe. L’évocation de cet ignoble gouvernement de l’état français qui devançait sans vergogne les désirs des nazis occupants la France n’est pas sans faire échos à ce gouvernement et à ses guignols de députés qui devancent avec un crétinisme sans nom ce qu’ils croient être les demandes du medef : instauration de la retraite à points là ou le medef n’espérait pas une réforme systémique, refus d’allonger les jours de congés pour le décès d’un enfant, refus de voter des mesures en faveur des personnes handicapées, pour ne citer rapidement que des faits récents.

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