Un témoignage qui nous ouvre une fenêtre sur le milieu de la culture et nous montre qu’il n’est pas épargné par la pensée unique et l’idéologie managériale.
Résumons.
Parents à gauche, celle de l’époque de Mitterand…, professeurs d’histoire au lycée et à l’université, en province. Ils ont enseigné à l’étranger, au Maghreb et au Proche-Orient et cultivent le sens de l’accueil.
Ils ont l’âge d’avoir connu la Seconde Guerre Mondiale et d’apprécier, à leur façon, les Trente Glorieuses.
Leur sens de l’histoire me donne le goût de la mémoire et des objets.
Histoire de l’art. Concours, Institut national du Patrimoine à Paris. L’esprit « grande école » imprègne nos esprits pendant quatre ans.
Mon grand frère m’abreuve depuis l’adolescence de littérature et d’idées révolutionnaires. Je trouve les textes qu’il me passe souvent belliqueux. Je n’arrive pas à concevoir de ne pas voter.
La libération de la parole xénophobe sous Sarkozy me choque. Je me préoccupe avant tout d’écologie mais je regarde en biais une société qui semble se durcir. Voitures qui brûlent, attentats, banlieues abandonnées d’où surgissent des individus désocialisés, déstructurés et de plus en plus de personnes dorment dehors à Paris. Je soupçonne que la loi Travail n’a effectivement rien de bon. Je ne cherche pas à comprendre plus. Je deviens cadre salarié d’une grande institution muséale parisienne privée dotée d’une structure hiérarchique complexe.
Le nouveau directeur scientifique de ce musée a un parcours brillant. Le réseau, soigné avec une stratégie et une mondanité sans faille, fait le reste. Dans cette institution les liens avec l’industrie du luxe sont historiques, la direction exulte lorsque Macron est élu. Dans le giron du musée en effet, pas mal de liens existent avec la sphère qui entre au gouvernement.
Pratiques de cour, règne du name-dropping et de la filiation, les gens fils/fille/épouse/époux de…On est loin du « mérite républicain » pourtant les médailles de l’ordre du mérite sont distribuées ici à tour de bras.
Très rapidement je suis effaré des « twit » de ce directeur sur les réseaux sociaux où la confusion la plus totale règne entre sphère privée et professionnelle. Des opinions tranchées, pro-gouvernement et « politique de comptoir » y sont exprimées : Les Insoumis, Greta Thunberg, les « intolérables vélos » rue de Rivoli tout y passe dans une logorrhée mainstream et pleine de vanité loin de tout devoir de réserve.
Le management au musée évolue. La « Transversalité » permet enfin de faire produire le travail scientifique à un personnel de second rang, les assistants, les hors-circuits des grandes écoles, sans carnet d’adresse, précaires dans leur rémunération et dans leur chance de trouver des postes au sein de la culture mais passionnés par leur métier. Ils deviennent des producteurs efficaces de matière grise. Pour un salaire modeste, les élus (flattés dans un premier temps) sortent de l’ombre et font montre de leur capacité de recherche. D’autres signeront le commissariat principal de ces expositions. La formule semble fonctionner à merveille, on veut faire plus de projets et de prêts à l’étranger (l’occasion de beaux voyages et de renforcer le carnet d’adresse de certains postes) pour lesquels sont mobilisés un patrimoine fragile. Abu Dhabi devient un lieu régulier de projets. Le partenariat avec l’agence France Muséum est idéal.
Le petit peuple des assistants souffle, s’essouffle. Une nouvelle direction générale arrive. On nous martèle que l’équilibre financier de l’institution doit être retrouvé. Pas de nouvelles embauches possibles annonce t’on, sauf…à la direction. Le directeur scientifique monte en grade, on recrute un nouveau directeur de production également. La contradiction est perçue mais que faire, que dire ?
Les projets scientifiques se chevauchent sur le planning et après, promis, ça se calme car on perçoit l’épuisement des équipes.
Entre temps un événement attire mon attention et ma sidération : l’intervention armée au sein de la ZAD de ND des Landes. La disproportion de la violence et des moyens mis dans cette opération est suspecte. Je réalise que cette tentative d’imaginaire collectif est en réalité une manifestation de préfiguration. La préfiguration est cette forme de résistance qui consiste à inventer le modèle de la société à laquelle vous aspirez dans la coquille de l’ancienne. Voilà donc un projet qui menace un « ordre établi ». Cet événement me fait basculer dans une vision nouvelle. À présent les choses me semblent parfaitement claires : les intérêts de quelques uns sont protégés au détriment du bien commun, de l’intérêt général et tous les moyens sont bons pour y parvenir. Même les plus cyniques. Il n’y a plus aucune limite car les citoyens ont été progressivement habitués, au fil des présidences successives depuis Mitterrand, à une économie de marché qui envahit tous les aspects de la vie, jusqu’aux plus intimes, et à une dérive sécuritaire depuis les attentats.
La vie au musée m’apparaît alors comme une reproduction exacte et miniature de cette gouvernance.
La vie syndicale du musée est réduite à deux syndicats inefficaces et concurrents. La direction a les mains libres.
Les petites humiliations ponctuent le quotidien des équipes sur lesquelles on a parfois l’impression que les « hauts postes » passent leur nerfs et vengent une certaine médiocrité. La tournure des mails s’en ressent : « Merci de… » « je m’étonne de… ». Elles permettent de vérifier, il me semble, le degré d’inféodation, de servilité des personnes.
Les postes autour de la direction bénéficient d’une impunité en ce qui concerne ce type de comportement. L’exemplarité nivelle par le bas le fonctionnement hiérarchique.
Les tensions entre services surchargés sont fréquentes mais remontent rarement jusqu’aux décideurs qui semblent bénéficier d’une sorte de périmètre de protection psychologique, on les épargne, on les ménage moralement, on finit par leur trouver des excuses et leur attribuer des difficultés d’un autre ordre, que nous ne pouvons pas saisir.
Les expositions ouvrent dans des conditions parfois chaotiques.
Au dehors du musée, Les gens qui dorment dans la rue deviennent encore plus nombreux. Je me rapproche d’une équipe de maraudeurs citoyens concernés par les personnes migrantes. Je découvre une misère absolue, des hommes sans chaussures, des enfants au milieu des rats, des scènes que je croyais seulement écrites dans les romans de Dickens.
L’aide est dérisoire. Mais où est l’Etat ?! Aller aux manifestations liées à l’environnement devient de plus en plus compliqué. Les amis autour de nous s’étonnent à présent que nous tentions encore d’y aller avec notre enfant. Nous devons utiliser des ruses de sioux pour rejoindre les cortèges. Les informations liées à l’environnement sont de plus en plus alarmistes. On gaze les militants. Les gilets jaunes commencent à manifester ; dès le début je comprends qu’il s’agit de ceux qui n’ont même plus les moyens de la résignation.
Au musée c’est l’asthénie. Les personnes se confondent avec leur travail. Pour la grève du 5 décembre les RH font parvenir un mail à l’ensemble des salariés indiquant qu’on les autorise à poser une RTT ce jour là. Sic.
Le personnel est à la fois conscient du malaise, aigri mais tétanisé, dépolitisé, aliéné, à genoux que sais-je… Initier une conversation politique est en tout cas voué à l’échec. On me sourit quand je parle d’environnement et des migrants, sujets de discussion paradoxalement plus consensuels.
Nous inaugurons en avril une exposition sur l’histoire du Luxe, exposition créée à l’origine pour Abu Dhabi.
Les violences policières se multiplient. La colère monte mais le secteur privé est encore figé, sous emprise. Je me rends à présent aux manifestations sur les retraites. Je suis dans l’incapacité d’avoir une discussion technique sur ce sujet mais je marche parce que le projet de société qu’on nous propose ne tient plus. Je voudrais être sûre que la démission des médecins fera date. Macron entérine sa politique autoritaire en arguant « essayez la dictature et vous verrez », à petit pas, on progresse vers le pire.
«Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres ».
Au milieu de cette solitude politique au sein d’un univers professionnel pourtant éclairé, la tribune de Libé apparaît comme une petite lumière.
Et je repense à la force de la coopération que j’ai trouvé chez les maraudeurs et à l’énergie que procure l’activisme.
X.
4 réponses
Excellement écrit
Pour les retraites, inutile de rentrer dans des circonvolutions techniques : les pensions seront calculées sur l’ensemble de la carrière et non sur les meilleures années (ou 6 derniers mois pour les fonctionnaires).. pas besoin d’être grand clerc pour comprendre que les retraites vont baisser;
A la fois très juste et poignant papier d’un collègue dont le constat pourrait également se vérifier pour des institutions culturelles de droit public sous tutelle du ministère de la culture.
Vous pensez à celle qui gère le Grand Palais ? Je partage complètement votre analyse. S’y ajoute le scandale du mécénat qui permet de transférer des fonds publics et de noyauter les équipes scientifiques.
Pendant que l’on reproche aux zadistes d’inventer un autre monde et de mettre en danger les droits de leurs concitoyens notamment en bafouant le doit de propriété… Les grandes entreprises s’offrent des expositions par le truchement de la déduction fiscale. Si vous avez 1 ou 2 millions à investir vous pourrez obtenir des privatisations de l’exposition pour des soirées au plus près des œuvres avec vos collaborateurs, de la pub pendant le temps de l’expo grâce à votre logo sur toutes les affiches. Votre entreprise s’offre l’image d’un défenseur de la culture et de l’art. Et en plus l’état vous offre un crédit d’impôt. A la fin ce mécénat il est payé par l’argent public qui dédomage l’entreprise de son geste « généreux »… Mais l’immense majorité des citoyens ne verra même pas l’exposition en question ! Cerise sur le gâteau : les entreprises habituées à mécèner les expositions ont l’oreille des équipes scientifiques quand il s’agit de choisir le prochain sujet, histoire de les inciter à donner plus ?