Itinéraire d’un fruit gâté

La première partie de ce témoignage pourrait être porté en exemple par les chantres de la méritocratie. Lui-même y a cru, idéalisant l’effort et les qualités personnelles. Mais le mirage craque en même temps que le physique, le ramène vers les siens, ceux que l’ascenseur social laisse ordinairement sur le bord de la route.

Je suis en CM2 fin juin, je suis heureux il fait beau, j’entre au collège en septembre. Jusque-là mon parcours fut simple, premier de la classe mois après mois depuis le CP. Ma bibliothèque est pleine des prix d’honneur, d’excellence, de camaraderie. Mon maître me prends à part, me félicite, me dit : « tu quittes des camarades que tu ne reverras sans doute jamais ». Je ne comprends pas ce qu’il veut m’expliquer. Et pourtant il a raison, je vais vite m’en rendre compte. Je quitte mon monde de fils et filles de paysans et d’ouvriers pour progressivement intégrer une élite dont il faudra que j’accepte les codes. L’ascenseur social est devant moi, j’ai de la chance il existe encore cet ascenseur, il est tout petit mais je suis petit, je n’ai qu’à monter. Il faudra que je me débarrasse de mes oripeaux de prolo et coupe avec le monde qui m’a fait grandir.

Je suis en 6ème, mes parents arrivent affolés au collège. On vient de les prévenir que l’impensable m’est arrivé. Mais cet impensable ne m’est pas arrivé. Juste des personnes mal intentionnées qui veulent faire pression sur mon père, l’anéantir. Ce sont sûrement ces mêmes personnes qui lui adressent des menaces de mort depuis quelques temps, les élections approchent. Un représentant syndical cela dérange. Et puis moi le fils de prolo, me retrouver dans la même classe que les enfants des cadres sup de l’usine où mon père milite cela fait tâche. Je ne comprends rien, je pleure devant la détresse de mes parents et l’incrédulité du chef d’établissement. C’est à ce moment que j’ai choisi de vivre à côté de toute cette merde, de la voir mais de ne pas la sentir.

Sept années pour les apprendre ces putains de codes, j’ai du mal. Alors je me construis une image. Des cheveux longs, très longs, des jeans délavés et usés jusqu’à la corde, de vielles chemises, celles de mon grand-père dont j’ai coupé les cols, un sac en toile de jute et des sabots achetés d’occasion aux puces. A l’heure où mes “camarades” de classe passent le permis, j’ai pu m’acheter ma première mobylette. Je suis à part, on me fout la paix, peu d’amis, un ou deux fils de prolo comme moi. L’ascenseur social était vraiment petit.

J’ai cloisonné ma vie. Au lycée on ne sait pas que je fais de la photographie, que j’ai construit mon premier labo avec un vieux projecteur diapo comme agrandisseur. On ne sait pas que j’ai lu Marx et Hegel, que je m’intéresse à Heidegger bien au-delà du cours de philo. On ne sait pas que la lecture de Soljenitsyne m’a ouvert les yeux sur un monde pas si idéal que cela, que je remets en cause les idées que défend mon père. Lorsqu’à 17 ans je suis animateur, je dis à mes collègues que je suis au lycée sans préciser que je suis en terminale C. Je suis heureux de retrouver des gamins de prolo qui peuvent partir en vacances grâce au combat syndical. Je ne leur dis pas que j’élève des poissons du bassin de l’Amazonie après avoir lu Lorenz. Lorsqu’une personne entre dans ma vie par une de ces portes les autres restent fermées. Je dors peu, cloisonner, se protéger est une lutte de chaque instant. Je rate mon bac, j’obtiens mon BAFA.

Un an plus tard je rate mon bac, encore. L’après-midi à l’usine où je travaille cet été là, je tombe, 6 de tension. Mon corps lâche enfin. Lorsque mes parents demanderont à voir les corrections de mes copies d’examen, on ne les retrouvera que partiellement et le peu qu’ils verront ne semble pas avoir été annoté par un correcteur. Que mon père soit membre du conseil d’administration d’un des plus grands groupes français comme représentant des ouvriers n’a pas suffi. Je ne comprends pas et m’enfonce. Paradoxalement on me permettra de rempiler au lycée et enfin d’avoir ce foutu bac. Je suis même pris en prépa scientifique dans un grand lycée parisien. Je n’irai pas, je ne supporte plus ce carcan. J’irai dans une des meilleures facs parisiennes. J’y serai bien pour la petite partie de moi qu’elle occupera. Pas d’amis, des connaissances, je viens, je me repais des enseignements, je découvre que le langage des mathématiques est une musique que je comprends d’instinct. J’y découvre encore davantage une élite pétrie de convictions qui sont loin des miennes. Ils voudraient que je me mêle à eux. A leurs yeux je suis brillant, comprends vite, ai de bons résultats, je ne peux que venir de leur monde, un monde déjà complètement déconnecté. Je fais de la photographie, une autre musique qui me parle, j’expose. Je découvre Depardon et Robert Frank, les surréalistes, le Bauhaus, le Corbusier et les anarchistes. Je relis Kafka avec un autre regard. Mes poissons d’Amazonie sont toujours là, je suis capable de faire se reproduire des espèces rares dans mes aquariums. Je vends le produit de cet élevage pour m’acheter du matériel et parfaire ma technique. Je lis le hasard et la nécessité de Jacques Monod. Je développe ma compétence pédagogique. Du BAFA je passe au BAFD et deviens à 21 ans directeur de centre de vacances. Les vacances d’hiver ou d’été avec les gosses de prolo sont une respiration. J’y fais connaissance d’une autre forme d’élite. Plus intellectuelle, plus à gauche, elle surfe sur la vague de 1981. Mes portes s’entrouvrent. Au fil du temps je vais comprendre qu’une élite reste une élite, que leurs convictions d’alors s’évaporeront face à la réalité économique et l’individualisme. J’irai enseigner les mathématiques à des gosses, leur transmettre quelque chose avant que mes portes ne se referment définitivement.

1989, chute du mur de Berlin, Je dis à mon épouse : “il faudra 30 ans pour que l’on se rende compte de la catastrophe qui vient de débuter”.

Eté 1991, je suis en vacances en Corse, mon épouse est enceinte de notre enfant, le premier. La nuit je ne dors pas, je m’installe sur la terrasse pour imaginer le dispositif de gestion de bilan de l’établissement financier dont je suis désormais le trésorier. Je m’éclate. Je pose la théorie, conçois le dispositif pratique, paramètre les risques. Il faudra un an pour tout mettre en place et faire gagner quelques millions de francs à mon employeur au lendemain du référendum sur le traité de Maastricht. J’ai fermé les portes. Fini les poissons d’Amazonie, et l’enseignement. Je ne fais presque plus de photographies. Il ne m’a fallu que trois ans pour en arriver là. Et ce n’est pas fini. Responsables hiérarchiques, pairs et belle famille désormais me le disent, je le mérite et dois me battre pour aller encore plus loin. Alors je vais me battre, peu importe si j’en laisse certains sur le carreau, eux ne le méritaient sans doute pas. Pas autant que moi en tout cas. Finalement si j’y suis arrivé, d’autres peuvent emprunter les mêmes routes. Et pour ceux qui n’y arriveront pas je pense être là pour les aider à rester à flot. Je participe désormais à l’économie en position de force. Je vote à gauche histoire de ne pas trop rompre avec ma propre histoire. J’ai bien intégré tous les codes.

En fait de combat, je vais fuir. Fuir durant plus de vingt ans, enchainant les postes à responsabilité toujours plus haut dans la hiérarchie. Six mois à ne pas dormir, persuadé que l’on va finir par découvrir mon incompétence et l’usurpateur que je suis, un an à un an et demi pour mettre en place, sans état d’âme, ce pour quoi on m’a fait venir, six mois encore pour en récolter les bénéfices, m’ennuyer et partir au gré des opportunités et des chasseurs de têtes. Seule consolation, me laisser penser que j’œuvre pour l’autorégulation du système financier alors que c’est la dérégulation au profit de l’élite que je mets en place. Un bon chien de garde du système finalement. Fuir avec un gros chèque également lorsque je m’opposerai enfin à l’achat d’actifs pourris. Fuir jusqu’au Canada pour ne plus voir notre système se fissurer et y découvrir un système dont l’effondrement est encore plus terrible. C’est moi qui m’effondre.

Mai 2017, Macron est élu. J’ai voté blanc au second tour. Ce qu’il nous vend, c’est ce que j’ai vécu au Canada. Je rempile après deux années de galère. Cette fois un cabinet de consulting. Je n’ai plus la foi, il faut manger et élever mes deux derniers enfants nés après un second mariage. Je vais vivre de l’intérieur la mise à mort de ce qui fait qu’aux yeux du monde nous sommes si différents et exemplaires à bien des titres. D’un côté une élite des villes et ses chiens de garde, comme je le fus, pétris de méritocratie, individualistes et consommateurs, ne se rendant pas compte qu’ils se font presser comme un citron. Une élite qui vend à tours de bras du participatif, de la coopération et de la co-construction alors qu’elle est à des milliers de km de ce que signifie le mot commun. Une élite qui veut nous faire croire que l’ordre néolibéral a compris et résoudra les questions de climat. De l’autre, plus rien, la France de ce qui n’est pas des villes n’existe plus. Elle est vouée à être effacée. Je l’ai écrit il y a deux ans au Canada. Et pourtant c’est elle qui va se réveiller. Que l’on soit d’accord ou pas avec sa violence, celle-ci est à la hauteur de celle que les élites lui font subir, une violence sournoise, cachée qui les détruit physiquement.

Mai 2019, j’exhume de la cave mon labo photo. Avec ma fille de 9 ans, nous le réinstallons, je me remets à l’argentique, je lui apprends la prise de vue et le développement, lui confie un de mes numériques, c’est tout de même mieux pour elle. L’hiver dernier j’ai à nouveau exposé.

Décembre 2019, Macron décapite notre modèle social et érige un néolibéralisme radical. Une mise à mort accélérée. Je prends une journée de congé le 17 pour aller manifester et retrouver ceux que mon instituteur de CM2 m’avait dit ne jamais revoir. Ce jour-là je n’irai pas manifester mais accompagner mon père dans ces derniers instants.

11 janvier 2020, je suis dans la rue avec ceux qui se battent, les prolos, les cadres, les gilets jaunes, les étudiants, les chômeurs, les avocats, les lycéens, les retraités, les artistes. Finalement tous ceux qui pensent qu’un autre avenir est possible. C’est à nous, ensemble, de le construire.

3 réponses

  1. Elisa dit :

    Fort et puissant, ne pas se sentir à sa place mais devoir y rester et même avancer …
    Merci

  2. Bourbon dit :

    Beau et honnête témoignage

  3. Isabelle dit :

    Merci pour votre témoignage qui m à beaucoup touchée. bienvenue dans votre chemin de reconnection à ce qui fait de vous un magnifique humain. Je lisais hier sur le site de la fondation Agro Paris Tech qui soutient des initiatives écologiques et responsables des étudiant.e.s cette phrase ; « décidément à la fondation Agro PARIS Tech vous avez vraiment raison de n avoir rien de mieux à faire que de devenir des humains ». Confraternellement une humaine

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