Nous, cadres sup, aux côtés des grévistes

Nous reproduisons ici la tribune sortie dans Libération le 7 janvier 2020 pour manifester le soutien de nombreux infiltrés à la grève contre la réforme des retraites.

 

Un collectif de hauts fonctionnaires et de cadres du public et du privé appelle à rejeter la réforme des retraites. D’autres pistes sont possibles, comme redonner la main aux salariés sur un système qui leur échappe.

Le gouvernement ne se préoccupe des inégalités que pour dénoncer les supposés privilèges des régimes spéciaux et dresser ainsi les Français les uns contre les autres. Mais la manœuvre est grossière. Tout le monde comprend que les vrais privilégiés ne sont pas les quelques derniers détenteurs de ces régimes ; vestiges d’anciennes luttes sociales victorieuses par ailleurs largement laminés depuis des années.

Oubliez donc les cheminots, les fonctionnaires, les profs, car les vrais privilégié·es, c’est nous ! Passé·es par Polytechnique, Centrale, Sciences-Po et autres grandes écoles, nous sommes maintenant hauts fonctionnaires, cadres dirigeants du public ou du privé. Notre position nous permet de ne pas connaître la précarité financière et de rester relativement protégé·es de la mondialisation et des politiques d’austérité. Et pourtant nous rejetons en bloc la politique menée par M. Macron.

Evoluant dans un milieu où la doxa néolibérale domine, à des postes où faire grève est souvent inconcevable, il nous est compliqué d’intervenir dans le débat public. Nous avons ainsi assisté, impuissants, car isolés, aux attaques successives du code du travail, à la mise en place d’une politique fiscale outrageusement favorable au capital (ISF, CICE, flat tax, etc.) ou encore à la réforme de l’assurance chômage institutionnalisant la précarité. Regroupé·es aujourd’hui en collectif, nous écrivons cette tribune car nous ne voulons plus laisser passer silencieusement ces contre-réformes.

Ainsi le gouvernement attaque notre modèle de retraites alors qu’il n’a pas de problème de financement et assure un très faible taux de pauvreté chez nos anciens. Pourquoi alors se lancer dans une telle entreprise et mettre le pays dans cet état ? Il faut comprendre que ce projet n’est pas un simple ajustement technique mais un profond changement structurel et idéologique.

Il s’agit d’abord pour l’Etat de poursuivre la reprise en main de la gestion du système de retraites initialement sous la responsabilité des travailleurs. Ce mouvement initié par M. Rocard avec la bascule de la cotisation à l’impôt (CSG) s’achèvera par la mise en place du régime à points. Sa mécanique permettra un ajustement automatique du niveau des retraites au budget alloué par l’Etat, et dont les 14 % du PIB que ce budget représente aujourd’hui semblent devoir être considérés comme un maximum. Cette transformation est un préalable nécessaire aux futures réductions d’impôts qui justifieront de «nécessaires» (et automatiques) réductions de pensions pour maintenir le saint «équilibre». Mouvement qui ouvrira «naturellement» la porte aux «nécessaires» (puis obligatoires) retraites complémentaires par capitalisation. Le scénario est écrit, ce n’est pas pour rien que la réforme reçoit le soutien de tous les experts patentés de la finance et l’assurance.

Il s’agit aussi d’en finir avec le salaire continué, fondement du régime général, pour basculer sur un système qui reste par répartition mais mime la capitalisation en terminant d’indexer les droits de chacun sur ses cotisations individuelles. Contrairement au propos de notre Premier ministre, ceci va à l’encontre de l’esprit de solidarité qui animait le Conseil national de la Résistance. Les conséquences pour les salariés les plus précaires ou les femmes ont été largement décrites. Mais au-delà de ces conséquences directes, il s’agit de préparer les esprits à la modernité néolibérale dans laquelle il est attendu de chacun qu’il accepte n’importe quel boulot précaire pour accumuler quelques points en vue d’une retraite misérable, pour préserver ses droits au chômage ou au futur revenu universel d’activité.

Voici en quelques mots pourquoi nous rejetons cette réforme et tout le projet de société qu’elle contient. Mais pour ne pas rester dans la contestation, changeons de paradigme et donnons quelques pistes pour une autre réforme en nous appuyant par exemple sur les propositions historiques de la CGT, CGT dont on ne cesse pourtant de nous dire qu’elle ne propose rien. Puisqu’il s’agit de lutter contre les iniquités du système, pourquoi ne pas généraliser le régime général sur la base du salaire continué, et même déplafonner le régime général et supprimer les régimes complémentaires ? On pourrait ainsi d’une bien meilleure manière régler le problème, réel, des agriculteurs ou des indépendants. Et puisque bien sûr le gouvernement souhaite faire progresser la démocratie et la responsabilité de chacun, pourquoi ne pas redonner la main aux travailleurs sur la gestion des caisses comme c’était prévu en 1946 ?

On nous objectera que nous ne sommes pas réalistes, que tout cela coûte trop cher. Pourtant nous n’avons jamais été aussi riches collectivement. Que les dividendes puissent aller de record en record quand la bonne gestion nécessiterait de plafonner la part des retraites dans le PIB n’a rien de naturel, c’est un choix politique. Le réalisme est-il du côté de ceux qui veulent repousser l’âge de départ avec une retraite digne quand le taux de chômage chez les seniors est déjà si élevé ?

En attendant que se tienne un vrai débat de fond sur ces questions qui dépassent le cadre des retraites et définissent la société dans laquelle nous voulons vivre, nous, signataires de cette tribune, continuerons à soutenir la mobilisation pour le retrait complet du projet. Nous remercions les grévistes, cheminots et autres, d’assumer une bonne partie du coût de la grève. Le 9 janvier, et après encore, nous nous engagerons à leurs côtés, dans la rue et par la grève quand c’est possible, en donnant aux caisses de solidarité aux grévistes et par tous les moyens que nous trouverons.

8 réponses

  1. Braghini dit :

    Merci pour cette contre analyse de celle que nous serve les médias inféodés à l’élite qui nous dirige en manipulant notre démocratie. Il n’est pas commun que les cadres s’engagent autant pour l’intérêt général et se soucient de l’inégalité croissante qui est le moteur du libéralisme débridé.

    • Wabi Sabi dit :

      Analyse intéressante – dommage pour l’anonymat qui témoigne d’un certain manque de courage qui ne peut déboucher que sur une inaction totale et complice quelque part du système.

      • mercier dit :

        vous plaisantez, Wabi? quand on sait que la vengeance est 1 plat qui se mange froid et que le système est redoutable pour ceux des siens qui changent de camp?
        Ne sous estimez pas la haine de classe: des dominants pour les classes populaires, ni celle qui pourrait s’appliquer envers les « renégats  » venant « d’en haut » . assez de naïveté. Moi

        ThM

  2. Julie dit :

    Bravo pour votre déclaration

  3. Six dit :

    Il est temps en effet que nous sortions, nous les cadres sup, de notre torpeur confortable pour rejoindre les plus précaires dans la lutte contre cette injustice hideuse. Merci d’avoir ouvert la voie…
    Jlouis

  4. JC dit :

    Je découvre votre site et votre mouvement, bravo pour ça, ça fait chaud au cœur de lire des gens plus aisés que soi mais qui néanmoins ont eu une prise de conscience, et quelque part, d’humilité, ça peut arriver, lorsqu’on découvre qu’il nous reste tellement à apprendre à nous l’élite (je m’en exclus, je suis cadre pas sup., ceci dit c’est aussi un milieu Netflix/JT20h).

    Oui la casse sociale est en roue libre, non ce n’est pas être « de gauche » que de le déplorer, c’est typique de la France que de vouloir enfermer les gens dans des cases, de plus en plus étroites et multiples.

    De même que la casse sociétale, nationale, et ce n’est pas être « d’extrême-droite » que de le noter, même si c’est trop souvent oublié car s’agissant de temps plus long, de sujets (à peine) plus élevés dans la pyramide de Maslow. Et je déplore, profondément, l’emploi ici du langage sexué, exclusif (rendant le masculin exclusif au sexe masculin), sous sa forme la plus laide (des points dans les mots et bégaiements dans le cerveau). Le sexe n’est pas un critère pertinent de séparation de l’humanité dans la plupart des sujets, c’est une énorme régression de notre langue. On pense avec notre langue, c’est donc fondamental (de même que l’effondrement du niveau scolaire de manière générale). Faire des branches dissidentes de langue alors que plus grand monde ne sait écrire, et sur un sujet loin d’être consensuel… Très mauvaise idée (logique qu’elle ait été poussée par le pouvoir donc), en plus de rajouter un facteur de division.

    Je vous conseille, si ce n’est pas fait, de découvrir le fonctionnement de l’institution qu’on a refusée en 2005 mais qui malgré tout, commande désormais la France, à savoir l’UE. Mots-clés : GOPÉ, PNR… Non je ne « roule pas pour l’UPR », c’est objectivement que je ne trouve pas de meilleures conférences que celles de son fondateur (parmi quelques autres) pour ça, et en particulier pour comprendre pourquoi, si on n’aide pas le pouvoir français à retrouver sa souveraineté (par exemple en lui montrant que la construction européenne n’est plus une religion, ni une question collée à un parti haï), on ne peut pas lui faire changer de trajectoire car elle est contrainte. Macron « appuie sur la pédale », c’est vrai, mais ce n’est pas lui qui tient le volant, or il est temps de tourner et non de seulement décélérer. On a bien compris le projet, les fonctions régaliennes au service de l’argent, lui-même détenu par le privé, de plus en plus concentré, on déshabille les pays de leurs frontières, repères, héritages, diversités (à commencer par la monnaie), on isole les individus, chacun pour soi et que les meilleurs gagnent. Tout y passera. Beaucoup de destructions, pertes de savoir-faire etc., sont déjà irréversibles.

    Pour contrer ça, on a – aussi – besoin des cerveaux bien faits, avec esprits intuitifs et critiques aiguisés, ne pensant plus en grosses cases mais avec finesse, doute et curiosité, ouverture et principes aussi.

    Merci encore, continuons, progressons, et bientôt, gagnons.

  5. Vezole dit :

    Je suis retraité ; diplômé de Centrale Paris, j’ai fait carrière dans le BTP (directeur scientifique d’un grand groupe et professeur de Génie Civil à l’ECP). Je suis ulcéré par les actes du gouvernement actuel ; ce qu’il a entrepris à propos des retraites est inqualifiable ; sous couvert d’introduction d’éléments de redistribution, il introduit une part de capitalisation qui, au gré de l’évolution des seuils, conduira une génération ou deux à payer deux fois pour sa retraite, répartition à assumer et capitalisation pour ne pas être sans rien ; cette double cotisation sera sans doute un peu allégée en réduisant les pensions (respect de 14%). Tout cela pour satisfaire ceux qui ont financé sa campagne électorale.
    Sur un autre sujet, on note l’hypocrisie de nos gouvernants : ils limitent la vitesse sur les routes à 80km/h, mais laissent les contrevenants s’équiper d’un « coyote » ou d’un « waze » pour éviter de se faire prendre sur le fait.
    C’est CHARLIE HEBDO qui m’a fait connaître l’existence de votre collectif. Je participe aux manifs sur Saint Etienne, mais si d’autre contributions de ma part peuvent être utiles … Merci pour ce que vous faîtes.

  6. verdaguer dit :

    Militant Insoumis depuis des années, je vous remercie chaleureusement et du fond du cœur pour vos prises de position qui sont loin d’être faciles, pour des raisons connues de tous.

    La pensée critique assumée participe également et de façon importante à rendre un autre monde possible.

    Merci à vous.

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