Violence et communion

Je travaille dans le secteur de l’économie qui se proclame sociale et solidaire. Ce matin, je prends acte que deux grosses coopératives préfèrent la jouer solo que d’essayer de participer à un projet commun, sur lequel je travaille avec persévérance et acharnement depuis un an. Ce matin, je prends acte, pour la nième fois, que le mode de pensée néolibéral, fondé sur le culte de la compétition, de la concurrence, de l’intérêt particulier, de la domination, s’est diffusé dans tous les pans de la société. Ce matin, je prends acte avec tristesse que le combat culturel est immense pour restructurer jusqu’aux systèmes qui se présentent comme des solutions alternatives. Ce matin, je suis fatigué.

Hier, pourtant, j’avais de la joie au fond du bide. J’avais de la joie dans les jambes, pour m’entraîner en gilet jaune, sur mon vélo. 1h30 à bicyclette pour rejoindre les copains, à la manifestation parisienne. Des copains profs ou cadres du privé, comme moi. J’étais bien avec eux. J’avais oublié mes gants, un pote en avait prévu une seconde paire. C’est rien, sans doute. C’est en fait choquant que ça m’ait marqué. Faut dire que l’attention à l’autre disparaît.

On s’est élancé, quelques pétards et fumigènes, qui me rappellent les stades de foot, quand on fait monter la tension pour mieux se souder. Un pote sursaute à chaque explosion, je trouve ça sympa, cette émotion franche. Je suis content aussi de pouvoir entonner le chant des gilets jaunes, que je lançais dans les couloirs de mon bureau la veille, un peu pour provoquer, un peu pour attirer les collègues, par le rire : « On est là, on est là, même si Macron ne veut pas… ». On a ensuite applaudi les pompiers, puis croisé la Fanfare Invisible, une bise à Jojo en passant. Ils font du bien, ces fanfarons.

On n’a pas marché beaucoup, 300 m en 2h, c’était dense, et bloqué par des « incidents » à République. On a vu s’élancer à côté des nous des gars déterminés à aller débloquer Répu. J’avais envie de les suivre. Mais bon, je suis gaulé comme un criquet et pas vraiment équipé. De courage notamment, indépendamment de la pompe à vélo que j’avais réussi à conserver dans mon sac à dos au nez à la barbe de la police (quelle transgression). Et puis dans le fond, il m’est venu quelques impressions fortes sur la violence, et sur la communion.

Je ne suis pas de ceux qui condamnent par réflexe la violence. Je crois même que d’une certaine façon je rejoins les black blocs estimant qu’une marche qui se déroule « bien » entre Gare du Nord et Nation ne sert à rien. Depuis 2010, j’ai en tout cas le sentiment que les faits leur donnent raison. Mais je crois aussi que la violence systématisée, codifiée, ne sert à rien non plus. Je crois même qu’elle empêche la foule de faire masse, et de laisser le cas échéant place à une violence spontanée, qui devient alors politique. Ce n’est pas un hasard si la police laisse les black blocs jouer leur partition, sans les intercepter avant que le cortège de tête ne se mette en place. Une manif coupée en deux « par nécessité » ne peut se constituer en raz de marée. Ce qu’il faudrait, c’est qu’une foule ayant marché deux heures, sans « incident », se sente masse irrépressible, masse politique, et décide de poursuivre son cheminement où bon lui semble, en allant à l’Elysée si elle le souhaite. Qu’elle explose d’énergie et refasse peur au pouvoir, comme les gilets jaunes débarquant spontanément, presque naïvement, sur les Champs. Et pour faire communion, je crois aussi que le slogan, et le chant, doivent refaire surface. Changer d’ambiance tous les 20 m au gré des différents sound systems de chaque syndicat, ca brise l’unité. Analogie avec le stade encore : quand une foule se met à entonner comme un seul homme un chant guerrier, putain, ça claque, et ça fait peur. Il faut travailler tous les ressorts de la communion. C’est la communion qui politise la foule, et la fait déborder. Il faut de la joie, pour se sentir bien, mais aussi des vibrations de lutte qui parcourent le cortège de la tête à l’arrière. A l’unisson.

3 réponses

  1. Valérie Thion dit :

    Je suis complètement d’accord. J’ai marché aussi jeudi et je me suis emmerdée, franchement. Pas de chants ni de slogans, rien, à part de temps en temps un poussif « Ahan anti anti capitalistes » qui s’éteignait tout seul au bout de 10 secondes. J’étais je crois bien dans ce qu’il est convenu d’appeler le « cortège de tête », n’ayant pu rejoindre la manif que sur le boulevard Voltaire, tout l’amont était bloqué et notamment République, et le cortège syndical était encore sur le boulevard Magenta. Le seul chant commun qu’on devrait entendre à l’unisson, c’est « On est là.. » J’ai bien senti au contraire combien on pouvait se sentir fort.e.s le 23 novembre quand on gueule tous.te.s la même chose. Le chant guerrier, à l’unisson, putain, ouais !

  2. Sam PABLO dit :

    D’accord avec toi. Sur la stérilité de la violence convenue. J’étais à l’anniversaire des GJ place d’Italie.

  3. Valérie dit :

    Nantie d’un mandat syndical, je manifeste depuis début décembre derrière la banderole de mon ministère, en intersyndical et interprofessionnel avec les agents les plus militants et/ou syndiqués , que j’avais retrouvé lors des manifestations contre la loi Travail. Pour une fois, que l’on pouvait exprimer ouvertement son mécontentement TOUS ensemble contre la politique néolibérale de Macron, celle imposée par les directives de l’UE qui fait des ravages sur l’Humain, en détruisant notre démocratie sociale (notre Etat Providence) et ses services publics. C’était pour moi, un soulagement de ne plus me sentir isolée ou en concurrence, dans une liesse populaire partagée ou la fraternité retrouvée s’étalait dans les nombreuses revendications portées par les pancartes et l’atmosphère bonne-enfant. J’ai compris que tout se passait dans la rue, c’était la réalité portée par les revendications de chacun, aux antipodes des éléments de langage que nous assènent régulièrement les médias dominants. Je continuerai à manifester dans les rues, nonobstant mon statut de cadre administratif qui n’a plus de sens, dans la mesure où l’ubérisation et le nivellement par le bas ont infiltré tous les domaines du secteur public, en voie de privatisation. Je ne pardonnerai pas à cette élite de technocrates qui a vendu les missions de services public au secteur marchand privé, pour préserver leur intérêt de caste et leurs avantages indument accumulés en dévoyant les institutions de la Vè république, à l’agonie.

    Val.

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