S’affranchir de notre condition pour penser le monde est chose complexe mais pourtant indispensable. Se nourrir de l’altérité peut être une voie pour y parvenir. A cet égard, ce témoignage d’un infiltré, issu d’une famille marquée par un engagement politique total au cœur de la révolution au Nicaragua dans les années 1970, ouvre de nouvelles perspectives.
Mes parents se sont connus pendant la révolution au Nicaragua. Ils avaient tous les deux abandonné des vies prometteuses, aux Etats Unis pour mon père nicaraguayen et en France pour ma mère, pour venir dans les années 70 défendre un mouvement politique rempli d’espoir. Je suis donc né dans un pays et un milieu où l’engagement politique n’était pas un choix. C’était le combat de toute une vie. Un combat armé. Je pense que toute ma vie ça m’a suivi, que les mots « libre-échange », « ajustements structurels », « attaques préventives », « inégalités », « gauche », « droite » et même « terrorisme » avait une toute autre signification que vus d’ici. La différence se comptait en morts. Enfant, je me souviens que chez mes voisins les Kalachnikovs étaient dans les placards, prêtes à être sorties à chaque menace des Etats Unis et des puissances occidentales.
C’est de là que je tiens ma vision du monde et mon orientation politique. Une sorte de malformation génétique.
Mais j’ai mis du temps à m’en rendre compte. En arrivant en France j’ai eu la chance d’être éduqué, en grande partie, à l’ombre du Panthéon, à Louis-le-Grand etc… Je ne comprenais pas trop pourquoi le système ne me reconnaissait pas comme défectueux, car les discussions politiques commençaient et je ne trouvais aucun point de similitude avec mes camarades, même ceux de « gauche » (comprendre PS). Même pour eux j’étais juste fou. Je ne voyais pas de lien entre le monde que nous peignaient les programmes éducatifs, où la colonisation avait surtout eu du bon, où la France n’avait toujours eu pour but que de défendre, à coup de bombes certes, la démocratie, la liberté etc… et celui que je pouvais avoir vu et que je retrouvais dans les travaux de Noam Chomsky, Howard Zinn etc… qui ont fait, avec la guerre au Nicaragua, ma vraie éducation sans doute.
J’ai donc suivi le processus et rejoins Centrale. C’était très frappant à quel point on avait tout. Nourris aux privilèges, une éducation qui coûte cher à l’État, pour avoir accès à des « hauts postes » où l’on sera mieux payé que ceux qui auront commencé à travailler tôt et n’auront pas choisi leur métier. Pour bénéficier d’optimisations fiscales, mises en place par mes camarades, qui permettront de réduire notre contribution à l’effort collectif. Les élites ils appellent ça.
C’est peut être à la fin des études supérieures que j’ai senti le plus la fracture entre mes amis et moi. Je ne comprenais pas qu’on puisse avoir le même monde devant les yeux. Un monde dans lequel l’environnement a été complètement détruit pour qu’une poignée s’enrichisse au point qu’aujourd’hui c’est l’avenir de la civilisation qui est jeu. Un monde où l’on produit trop de nourriture mais où tant meurent de faim. Un monde où 26 personnes détiennent autant de richesses que la moitié la plus pauvre.
26 personnes, c’est juste fou.
Si on pouvait dire cela d’un pays, ça suffirait à justifier qu’on le qualifie « d’Etat failli » et sans doute à le bombarder. Imaginons : un pays où 26 personnes détiennent plus que la moitié la plus pauvre de la population (rapport Oxfam 2019), leur mode de vie a complètement détruit l’environnement au point que d’ici une génération les dégâts seront irréversibles et leur survie sera en danger, dans ce pays ils produisent trop de nourriture mais une personne sur dix souffre de la faim.
Et surtout que penserions-nous des élites, des cadres dirigeants, d’un tel pays ? Ceux qui ont été formés pour trouver des solutions, ceux qui bénéficient de toutes les richesses ?
Mais il fallait, en sortant d’école, choisir où nous allions commencer notre carrière, à quoi nous allions prendre part, à quoi nous voulions contribuer. Ça a été un moment de grande souffrance pour moi, que je n’ai pas vu chez les autres, car je pensais que ça serait le seul sujet de discussion pendant des mois…
Je ne pouvais pas comprendre qu’en France où « le bon sens est la chose du monde la mieux partagée » la révolte ne soit pas plus grande. Qu’avec autant d’éléments on s’en tienne à des changements superficiels. Que l’on tolère autant d’inégalité, non seulement dans le monde mais au sein même de notre pays. Que naître arabe ou noir dans les banlieues, à Saint-Denis où je vivais, condamnait d’entrée de jeu à la misère. Car l’école est aveugle, et une note obtenue dans un HLM sur-peuplé où vivent 10 personnes et où les parents ne peuvent pas aider vaut autant que si elle avait été obtenue grâce à des cours particuliers et des parents éduqués et attentifs.
Je ne dirais pas que j’étais en opposition avec mes camarades. Car il existait une opposition entre eux. Ceux de «gauche » et ceux de « droite ». Une opposition violente même parfois. Celle qui m’a le plus marqué, c’est celle qui avait suivi les attentats. D’un côté les « faucons », grosso modo de « droite », ceux qui voulaient qu’on bombarde pour que l’herbe ne repousse pas, que le terrorisme devait être éradiqué par la force … et de l’autre les « colombes », ceux qui pensaient que bombarder était soit trop cher, soit pas «bénéfique». Car ça créerait plus de mécontentement, parce que ça serait contreproductif de bombarder, que cet argent serait sans doute mieux employé sous forme d’aide que sous forme de bombes etc… c’était le cadre des discussions. Jamais n’était évoquée une troisième dimension, cette dimension qui prenait en compte le droit international qui dictait que rien que le fait de menacer d’attaque un autre pays était un crime. Les puissants de ce monde débattaient (parfois avec force) de si oui ou non il était souhaitable de bombarder d’autres pays, où pouvait vivre ma famille, ce qu’on qualifie ici de tiers monde, les gens dont les vies ne comptent pas. Je ne me suis donc jamais senti en opposition avec tout ça, en fait je passais juste pour un fou, en notant que la France était sans doute, après les US, la plus grande organisation terroriste de la planète.
L’éducation nous donne les armes pour affronter le monde, mais comment nous jugeront les générations futures sur les combats que l’on aura menés avec ? Sans doute de la même manière que nous jugeons les précédentes. De quel côté voulons-nous être ? Voulons-nous participer à plus de justice, à plus de solidarité? A ces valeurs pour lesquelles nos parents, mes parents, ont donné leur vie. Ou alors à plus de libéralisme pour les riches et à un accroissement des inégalités, comme ce qui est fait depuis plus de 40 ans ?
Il est difficile de regarder aujourd’hui le monde et penser qu’il faut juste l’ajuster. C’est de muscle, de sueur et de sang qu’il faut. Et je me rends compte que je ne suis pas le seul avec cette déformation génétique en France. Et même si le système semble inébranlable, il suffit parfois d’une petite pierre en moins pour créer une brèche. Et parfois, une petite pierre, ça suffit, pour armer une fronde.
H.